Métempsycose

Mes parents étaient pour moi mes meilleurs amis. Des confidents absolument fiables et fidèles au poste. Mais, j’ai aujourd’hui soixante ans, et pour la première et dernière fois de leur vie, ils m’ont fait une infidélité. Non, ils n’étaient pas malades, mes parents. Simplement âgés et très fatigués. Ils avaient fait de leur mieux, et souhaitaient se reposer. Je suis désormais seule, adulte et responsable de mes actes. A mon âge, il est grand temps que moi, sexagénaire depuis peu, je me confronte à une réalité qui me dérange, et que j’ai  toujours rejetée. Jusqu’à aujourd’hui.

Fermée, et un peu ailleurs, je sors lentement du cimetière, ce Père Lachaise où je viens de fleurir mes chères tombes. Assise sur un banc, je me demande vraiment quelle va être la suite de ma vie. La rue est étrangement calme, silencieuse, quand soudain, je croise un regard. D’abord interloquée, je sursaute. Celui qui m’observe est un chiot, un tout petit chiot. Lui aussi, il est calme, silencieux, absolument immobile sur le trottoir, semblable à une statuette de porcelaine. Si petit, si seul, si désespérément chiot. Un petit labrador jaune aux yeux chocolat.

Je me lève, et me penche vers lui : « Alors, mon petit bonhomme, que t’arrive t’il ? Tu es tout seul, toi aussi ? ». Et de nouveau, ce regard… Il lève ses yeux sombres sur moi, m’observe sans ciller, incroyablement calme. Il semble m’étudier pour savoir à qui il a affaire ! Ses yeux me disent : « Tu sembles bien désemparée, mais ne t’en fais pas, je vais veiller sur toi. Il ne t’arrivera rien de mal tant que je serai là, tu peux me croire ! Prends moi avec toi, et tu ne le regretteras pas ».

Tranquillement, celui qui s’appelle Hector et partage aujourd’hui ma vie m’emboîta le pas. Un peu perturbée, je n’étais pas toujours prudente pour traverser la rue, mais il me retenait au bon moment, et paraissait connaître mieux que moi le chemin pour me rendre à mon domicile. Je le voyais s’avancer sans aucune hésitation, s’arrêtant parfois pour m’attendre, toujours avec ce regard si pénétrant, et plein d’empathie pour moi. A partir de ce jour, je ressentis pour lui une immense reconnaissance, et nous ne nous sommes plus quittés.

Moi qui n’en avais plus le courage, je sors parfois lire dans le jardin quand il fait beau. Mon chien, allongé dans l’herbe, me regarde avec amitié. Il a les yeux chocolat et le pelage citron. C’est mon meilleur ami. Il a pour moi toutes les indulgences et toutes les compréhensions. Mon chien m’observe, et se demande si je suis heureuse. Je donne le change, mais je sais que je ne pourrai pas longtemps jouer à ce jeu là avec lui, car il devine tout. Mais nous devons poursuivre notre promenade, car il pleut. Ce n’est pas la pluie, c’est un jardinier qui passe, avec son tuyau d’arrosage. Nous trottinons de concert, en bons vieux amis. Sur le chemin, mon chien, qui a de meilleurs yeux que moi, s’émerveille : papillons blancs, rouges… Il me les montre, et s’impatiente un peu de ma lenteur à réagir. Il me trouve neurasthénique depuis quelques temps. Cela le préoccupe.

Herbes et branches ondulent dans le vent, en passant devant l’étang. Son eau est d’un vert clair, mordoré. Il me rappelle le regard de ma mère, et m’aide à chasser au loin mes idées noires. Ce regard, c’était celui de maman, qu’elle posait sur moi quand elle me faisait réviser mes leçons, ou travailler mon solfège. Comme c’est étrange : ce regard, c’est celui de mon chien aujourd’hui, on dirait qu’ils se sont donné le mot, tous les deux ! Quand j’ai mal à la tête, il lève vers moi ce même regard inquiet et soucieux que celle qui m’a quitté, il y a quelques années. Je sais maintenant qu’elle veille toujours sur moi. Bon, voilà que cela me reprend, ces accès de… de métempsycose. Cela m’a donc plus influencée que je ne le croyais, mon enfance en Afrique. Mais non, je suis trop seule, voilà tout, j’ai le moral qui fond, les neurones qui tricotent, et les nerfs en pelote. Hector est seulement un gentil chien, et comme tous les bons chiens, il a de grands yeux sensibles et tendres, voilà tout. Mon cher papa dirait que je ne suis pas une scientifique, voire que je suis totalement irrationnelle, surtout en ce moment. Et pourtant…

Nous traversons le pont, au-dessus du fleuve, pour regagner la ville. Le regard et la présence discrète, mais sûre de mon fidèle ami me font oublier à quel point elle est grise et anonyme. J’entre enfin dans le jardin, où du linge sèche sur un fil. Et là, encore ce regard… Je m’accroupis devant mon chien, et je lui murmure : « Maman… maman ? ». Son regard se voile, chavire et il se blottit contre moi en gémissant et en me donnant de petits coups de langue dans le cou. Il semble si ému que j’ai compris… Bouleversée, je referme mes bras sur lui.

Cette nuit, impossible de dormir seule, sans lui. J’ai installé Hector dans ma chambre, il dormira en bas de mon lit, sur une couverture douce pliée en deux. Même dans la nuit noire, alors qu’aucun rai de lumière ne filtre au bas de la porte fermée, je sais qu’il ne repose que d’un oeil. Sa mission : veiller sur moi.

J’ai retrouvé sur ma table de nuit le joli coquillage rose que ma mère m’avait offert. Je l’ai mis à l’oreille, et j’ai entendu la berceuse qu’elle me chantait autrefois. Une berceuse très ancienne, dans une langue inconnue. Dans mon demi sommeil, je regarde le papier peint sur le mur. Tout craquelé, il me donne l’impression de faire apparaître toutes sortes de petits bonshommes étranges, biscornus… C’était mes rêves et mes espoirs d’autrefois. Aujourd’hui, ils ne sont plus que peines et regrets. Il faudra que je remette à neuf ce mur vieux comme Mathusalem, afin de ne plus voir ces fantômes du passé.

Au réveil, enfin apaisée, je croise le regard tendre d’Hector, toujours réveillé le premier. Je comprends alors que tout ira bien. La nouvelle journée qui s’annonce sera une bonne journée.

De là-haut, elle me regarde toujours, et veille sur moi.

Juliette Cénac / Atelier Papillon, 18.09.2011

Malgré une grand-mère russe, mon visage n'évoque pas les infinies steppes de l'Est. Mais je me reconnais des traits de caractère slaves, qui n'ont pas été démentis par mon entourage proche. La tristesse succède facilement à la joie, chez un être d'une sensibilité à fleur d'épiderme, détestant les demi-teintes et les sentiments tièdes. Aussi, cette propension à rêver, à imaginer le monde sous des couleurs merveilleuses, pour tomber dans la mélancolie face à la grise réalité.

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