Je me souviens

J’ai soif. Je tends la main vers une tasse en porcelaine fine. Ma main tremble. Elle est douce et ridée par les ans. Le feu crépite dans la cheminée. Je suis assise dans mon vieux fauteuil aux larges accoudoirs recouvert d’un velours ocre et rapé.
Jusqu’à mes 40 ans, j’ai vécu une vie tranquille et sans rebondissement dans le Loir et Cher. Mes parents, tous deux instituteurs, y étaient venus s’installer dès leur mariage quand la guerre avait cessé.
J’étais une fille de la campagne. J’aimais respirer l’odeur des sous-bois, sentir les feuilles mortes craquées sous mes pas et écouter le champ des oiseaux au petit matin. J’avais décidé très jeune de ne jamais quitter la région, ni de m’éloigner des étangs et des villages qui m’enracinaient profondément dans ces lieux. J’aurais pu finir vieille fille comme on dit par ici. Ca m’était au fond bien égal, tant que je pouvais continuer à vivre ici.
Cela fait maintenant près d’un demi-siècle. Il est arrivé un jour dans le village. C’était un après-midi. Il a garé sa voiture sur la place du village, à côté de l’ancienne boulangerie. Un magasin Shopi maintenant. C’est Hortense Archambault qui la tenait alors. Elle et son mari faisaient un bien bon pain bien croustillant. J’y étais ce jour là car je remplaçais Hortense le temps d’un après-midi où elle était partie à la ville, chez le coiffeur.
Il a poussé la porte. Il s’appuyait sur une cane et marchait avec une légère claudication qui lui donnait le pas d’un danseur. Il avait les cheveux coupés très court, avec une grande cicatrice qui lui traversait le crâne. Son regard sombre et lumineux laissait deviner qu’il n’en était pas à sa première vie. Je l’ai trouvé beau.
Il a demandé la poste car une annonce dans le journal municipal signalait qu’on recherchait un facteur. C’est étonnant comment la vie est composée de milliers d’instants rares où tout peut basculer.
Je lui ai offert un petit pain qui sortait du four et lui ai dit que je l’accompagnerai. La nuit allait tomber d’un instant à l’autre. Il était l’heure de fermer. J’ai pris mon manteau et mon bonnet. Tout en m’emmitouflant, j’ai commencé à lui parler. « Je m’appelle Eléonore, je suis d’ici et je n’ai jamais voulu en partir. Je vous ferai aimer la région.» C’était déjà une évidence pour moi qu’il n’en partirait pas non plus.
Le feu crépite encore. Nous avons vécu 40 ans ensemble. Il m’a quitté cet hiver sans crier gare. Notre amour était si grand. Tous les matins, je pars le retrouver au cimetière. Je mets du temps pour y arriver car mes jambes ne sont plus très vaillantes. Le vieil Harold est toujours là à marmonner entre les dernières dents qui lui restent. Il a toujours un sourire au coin des lèvres. Avant je n’en comprenais pas l’origine. Maintenant si. J’ai compris moi aussi que la mort n’est qu’un cap à franchir pour mieux nous retrouver et réaliser nos rêves inaccomplis. Je viens toujours avec un livre, un de ceux que Félix me lisait le soir, moi blottie contre lui devant la cheminée. J’attends que le soleil me réchauffe, ouvre le livre là où je l’avais refermé la veille et reprends la lecture. Ces jours-ci, je repars sur la route de la soie avec lui et tout ceux qui s’y sont aventurés par le passé. Le seul voyage que j’aurais aimé faire mais qui n’a jamais eu lieu, si ce n’est à travers ces lignes maints fois parcourues.

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