LA BLEUE

Bleue. Elle s’appelle Bleue. Son père la nomme affectueusement : « La Bleue », car personne dans la famille n’a ces yeux-là. Grand-mère la regarde souvent avec nostalgie, quand l’enfant boit son chocolat du matin, avec ses petits nattes couleur de blé…

Grand-mère pense au lac Baïkal, et joue toujours des mélodies au piano. Parfois, Papa, qui est violoniste, l’accompagne… l’enfant écoute, extasiée cet enchantement qui fait oublier le petit appartement modeste et la table de la cuisine, avec sa toile cirée. Autrefois, dans une autre vie, Maman chantait. Elle parle souvent de la scène, et des messieurs qui lui faisaient porter des fleurs…

Maintenant, elle coud et reprise à domicile.

Bleue dort dans le lit de ses parents. Elle est leur porte-bonheur, pour eux qui ont connu tant de malheurs. Qu’il est doux, quand il fait gris dehors, de se réveiller avec un regard bleu. Bleu comme un ciel en été… C’est ce que lui dit Maman en riant, et en chatouillant le petit nez de l’enfant. Et Bleue rit aussi. Maman est si jeune. Si jeune quand elle prend son envol, jupe en corolle coquelicot, sur la balançoire avec Bleue. Trois personnes sont les plus importantes au monde : Papa, Maman et Grand-Mère.

Maintenant, cela fait un moment qu’elle marche seule dans la campagne, avec son lourd sac à dos. Sans travail, sans domicile, elle a décidé de quitter la ville. Elle veut rejoindre un vague cousin qui a une ferme dans les environs. Sans doute lui donnera-t-il le gîte et le couvert en échange d’un coup de main à la ferme.

Il faut se rendre à l’évidence : elle est perdue.

Il fait nuit, la lune en est à son dernier quartier. Elle est obligée de s’arrêter. Elle s’installe sous un chêne, avec ses affaires trempées par la pluie de la journée. Elle a mal au ventre car, rongée par la faim, elle a commis l’imprudence de consommer un fruit inconnu. Elle doit faire un effort pour s’accoutumer à cette existence de paria, où tout n’est que survie au jour le jour : marcher, manger, dormir… marcher, manger, dormir… Allongée les yeux ouverts, elle ne peut s’empêcher de sourire, en fixant les étoiles. Elle pense au métro-boulot-dodo qu’elle vient de quitter, et constate que cette autre routine ne l’a pas rendue plus heureuse. Ce qui explique sa présence ici, sa quête du Bonheur.

Diogène était-il heureux dans son tonneau ? Nul ne le sait. Et elle, la nature l’entoure, et elle craint fort que l’hospitalité d’un tonneau ne soit quelque peu déprimante ! Son seul problème est la solitude. Elle lui colle à la peau depuis des années. Mais quelle différence entre la solitude d’une chambre à Sarcelles, d’un trottoir citadin, et l’isolement au milieu des champs, des futaies, des bois, des vallées ? Au moins, le paysage est joli, ce qui n’est pas négligeable. Elle a depuis longtemps jeté son téléphone portable aux orties. Fille unique, parents morts depuis longtemps, jamais mariée, pas d’enfants, de trop rares « amis » envolés. Elle est pourtant acharnée à vivre et à avancer. Jusqu’à aujourd’hui, en tout cas. Son estomac crie famine, la somnolence la gagne, contre laquelle elle essaie de lutter… sans résultat. Elle sombre.

Le dortoir est silencieux. Seul le cri d’un oiseau inconnu trouble le silence. Les yeux ouverts, elle fixe le plafond. Comme d’habitude, elle dort dans le châle en soie que Grand-mère lui a donné. Un peu de son parfum y demeure, et la sécurise. Elle fredonne tout bas la berçeuse russe que Maman lui chante souvent. Bleue a six ans, et Maman lui manque déjà, elle pense très fort à elle, à son doux visage d’un ovale parfait,  à son regard d’ambre. Hier, dans la boutique où elle a acheté des billes, la vieille dame si douce derrière le comptoir du petit salon de thé a le regard de Maman, un regard d’ambre. Et Bleue se souvient que la dame lui a donné un bonbon. L’enfant l’a gardé dans sa poche. Elle tâte son pantalon, il est bien là. Elle se rendort, bercée par sa douceur acidulée d’agrumes et de violettes. De nouveau, elle est dans la salle à manger familiale, où Maman et Grand-mère parlent doucement devant le samovar fumant, qui sent si bon.

Et quelle joie de jaillir de l’autocar des vacances pour que Maman la serre dans ses bras, et  frotte son nez contre le sien ! On rentre ensemble en se tenant par la main, il pleut, et on chante la petite chanson des grenouilles toute vertes qui sautent dans l’eau. Elles font : « flick, flick, flack, flock ! ». Et on parle des surprises qui attendent l’enfant dans sa chambre. Les yeux de la fillette brillent, et semblent encore plus bleus !

Son réveil est nauséeux. Le froid est insidieux, cotonneux, sournois, et son anorak la protège mal. Le châle de Grand-mère n’est plus qu’un lointain souvenir, ainsi que le visage de madone de Maman. Et ce n’est pas un bonbon qu’elle a dans la bouche, mais une horrible envie de vomir… qui ne tarde pas à se concrétiser. Elle se sent si faible : un nouveau-né dans son berceau, entouré d’adultes qui se penchent pour le regarder. Mais non, ce sont les arbres agités par le vent, plus inquiétants que réconfortants. Elle ramasse péniblement ses affaires, les charge sur son dos. Elle avance, elle se traîne plutôt comme une tortue fatiguée, une tortue qui n’en peut plus, une tortue qui est au bout du rouleau… Elle parvient à rejoindre, elle ne sait pas comment, une route départementale.

Le monde se met à tourner. Un peu comme ses parents quand ils valsaient amoureusement dans la salle à manger. Mais ce n’est pas joyeux, pas du tout. C’est une gigue vertigineuse que le ciel, les arbres, le sol, et tout l’univers dansent autour de la jeune femme… Une frénésie qui l’étourdit et la plaque au sol. Elle n’entend même pas la portière d’une voiture claquer et quelqu’un courir vers elle, des voix affolées… c’est la Nuit.

Tout est calme maintenant. Elle entend sa berçeuse… Elle bourdonne lentement, tendrement dans ses oreilles. On dirait presque un Mantra, une prière bouddhique… Le visage serein de Maman est tout près du sien. Ses grands yeux ambrés de reine égyptienne sont empreints de compassion, et d’un amour infinis. Une étoffe douce, au parfum de bergamote, lui frôle le visage. Elle n’a plus froid, elle n’a plus faim. Réchauffée par l’ambre et le miel de leurs regards, de tous, Papa, Maman, Grand-mère. Ils sont là, ils sont bien là ! Elles leur tend les bras, ils ne la quitteront plus jamais. Pas comme ce type qu’elle a aimé et qui devait la rejoindre par le train. Il y a bien eu un train ce jour-là, mais jamais de type. Elle en a pleuré, le cœur crevé, avant que le temps et l’oubli n’accomplissent leur œuvre nécessaire et salvatrice.

Les quatre jeunes gens, descendus en hâte de leur voiture, se taisent. Accroupis, impuissants autour de la femme morte d’épuisement sur la route, avec ses affaires en désordre autour d’elle… René, le jeune professeur qui était au volant, pleure en silence. Tout à l’heure, lorsqu’elle vivait encore un peu et qu’il se penchait sur elle en murmurant des paroles d’apaisement, elle lui a tendu les bras, comme jamais aucune femme ne l’avait fait à son égard. Le beau visage de cette errante va le hanter. Toute sa vie.

Elle redevient « la Bleue ».

Une toute petite fille qui dort dans les bras de ceux qu’elle aime, comme une étrangère enfin de retour au pays natal.

Elle ne pense plus à rien.

Elle est bien !

Le dernier son qu’elle entend est le chant d’un oiseau inconnu, mais il ne trouble plus son sommeil.

Malgré une grand-mère russe, mon visage n'évoque pas les infinies steppes de l'Est. Mais je me reconnais des traits de caractère slaves, qui n'ont pas été démentis par mon entourage proche. La tristesse succède facilement à la joie, chez un être d'une sensibilité à fleur d'épiderme, détestant les demi-teintes et les sentiments tièdes. Aussi, cette propension à rêver, à imaginer le monde sous des couleurs merveilleuses, pour tomber dans la mélancolie face à la grise réalité.

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