Une ombre sur le quai

Les feuilles s’en vont sur la rivière morte, et les branches se cassent sous les pas du promeneur. Nuit, ne brise pas mon cœur, Nuit, j’entends le vent qui pleure…

Combien de temps vais-je attendre… je n’ai plus que deux cigarettes, et cette pluie… Le train se vide peu à peu de ses passagers, et toujours personne en vue.

Il faut se rendre à l’évidence : il ne viendra plus.

Figée derrière la vitre de la gare, une cigarette entre les doigts, je reste stupide. Il me laisse tomber sur un quai de gare, comme ça, sans un mot, comme un vulgaire paquet que l’on oublie. Et je l’ai connu sur un quai de gare !

Je l’ai tout de suite aimé, cet homme au regard franc. Quand il riait, son nez pointu et ses sourcils ébouriffés lui donnaient un air d’enfant terrible, de Méphistophélès : le coup de foudre !

Les paroles s’en vont, suivant le cours du fleuve, et les pensées se fondent dans le magma nocturne. Le soleil se couche, emporte nos regrets, et la lune se morfond sous son voile d’argent.

Une vieille femme un peu folle passe en dodelinant de la tête, en parlant toute seule. Elle me fixe de ses yeux sans couleur, et éclate de rire. Elle passe son chemin. Elle a raison : c’est risible, une femme sans charme qui espère encore et ose attendre un train.

Je passe la nuit à la gare, je dors sur ce banc. Même pas la force de rentrer chez moi. C’est comme ça.

Les cigales bruissent de leur voix soprano, les vers luisants sont des étoiles tombées du ciel, les jardins sont déserts, et les oiseaux au nid… Les rues sont vides, et les enfants au lit. Que tu me brises, O Mélancolie !

Je suis une femme, une silhouette qui attend un train, mais qui ne le prend jamais. Une femme qui reste à quai, espérant je ne sais quoi. Je rêve au bonheur passé, au bonheur enfui, aux lumineuses après-midi passées avec lui à parcourir les cafés, à refaire le monde. Les cheveux au vent, le teint hâlé, les mains dans les poches et le rire clair : il était beau !

Et maintenant, je suis là, seule, les jambes lourdes, hagarde.

Mon reflet dans la vitre renvoie l’image peu flatteuse d’une grande femme, entre deux âges, son long  manteau anthracite retombant comme les ailes d’une chauve-souris triste. C’est certain, il ne voudrait plus de moi maintenant.

Une journée passée au bord de la mer… il m’a dit que j’étais belle… et je crois vraiment que je le suis devenue, le temps d’un été. À cause de la lumière de mes yeux, de la joie. À ce moment-là, il m’aimait. Il m’aimait assez pour me trouver magique, ensorcelante. Il m’aimait, et me l’avait dit ! Il me trouvait désirable… et je l’étais devenue, le temps d’un amour… le temps qui passe sans bruit, à petits pas, comme un voleur.

Maintenant, j’ai envie de le prendre pour de bon ce train, comme on prend la vie à bras le corps. Mais qu’est ce que la vie sans lui ? Je me laisserai porter par les cahots des wagons, le plus loin possible. Je me ferai oublier, comme ces inconnus qui disparaissent un jour. Alors, sans doute, on me regrettera. On mettra dans les rues des affiches avec ma photo. Sans doute les verra-t-il ? Et sans doute se souviendra-t-il de cette femme ordinaire qui l’aimait lui, qui était si beau ? Et il me cherchera. J’étais trop amoureuse, j’avais confiance. Trop prévisible, comme un train qui arrive à l’heure, inexorablement.

Je crois que c’est ce matin-là que je commence à perdre l’esprit. Comme ça, soudainement, mon esprit, comme le reste, m’a quitté. Comme cette vieille femme un peu folle passant en dodelinant de la tête, en parlant toute seule… je perds pied. Au moins, je suis heureuse et pleine d’espoir le matin, en me levant pour me rendre à la gare. Les notes joyeuses d’un accordéon accompagnent mon réveil. C’est le vieux marin à la retraite qui joue, et se rappelle ses voyages et son bateau… Je revis, mon visage s’éclaire et devient presque beau, devant le miroir de la coiffeuse où je m’affaire. Je tente de discipliner les griffes inexorables du temps qui passe, de discipliner une chevelure sans couleur.

Dans la rue, je fredonne la chanson du vieux marin, en marchant, sans remarquer le regard oblique de la gardienne. Elle ne voit pas une jeune femme radieuse, rayonnante, mais une ombre vieillissante dont les mèches folles volent en tout sens, arpentant fébrilement le trottoir.

À la gare, l’espérance, une espérance folle, insensée, me submerge, me ronge… son visage, son corps, son regard, son odeur, son rire… Je dois avoir l’air encore plus folle. Les gens s’écartent, ou détournent le regard, gênés. Je guette les passagers qui descendent…

Soudain, je cours à perdre haleine vers une silhouette qui lui ressemble, manquant trébucher, tomber. Je reviens tous les jours, tous les jours, tous les jours !!!! Je demande aux passants s’ils ne l’ont pas vu :

Cheveux de miel,
Regard d’azur,
Voix d’ange.
Allongé parmi les arbres,
Son corps de marbre nu,
Éternel jeune homme,
Il repose sous l’ombrage,
Derrière un buisson de fleurs.
Âme végétale,
Adonis discret,
Timide veilleur…

Non, personne ne l’a vu…

Personne n’a vu un beau jeune homme, les cheveux au vent, le teint hâlé, les mains dans les poches et le rire clair. L’accordéoniste du café de la gare, avec son œillet rouge piqué dans la veste de son vieux costume râpé, hoche la tête avec compassion : « Demain, il viendra demain, c’est sûr… vous l’aimez tant ! ».

Et un jour, il vient enfin. La gare est vide. Une silhouette sombre est la dernière à descendre d’un wagon, et s’avance vers moi. Je ne peux distinguer son visage, dissimulé sous une cagoule. Il me prend la main, et comme je m’étonne de la trouver si froide, il ôte le capuchon qui lui voile la face. Je reconnais la Mort. Comme je résiste, et que j’essaie de retirer ma main en tremblant, elle me dit avec douceur : « Viens, tu le verras là-bas. Il t’attend, et il t’aime toujours ».

Un autre homme descend du wagon et le rejoint : c’est le vieux marin. Et tout doucement, sur son accordéon, il joue une berceuse.

Devenir vague, écume, oiseau,
Dune, rocher, roseau ou poisson d’argent.
Lentement, j’entre dans les eaux,
Celles qui m’ont vue naître.
Au loin, je vois le Ciel et une île imaginaire.
Peu à peu, je disparais dans l’onde tourmentée,
Jusqu’à faire corps avec cet immense miroir,
Œil de Dieu m’ouvrant enfin les bras,
Pour un chemin vers l’Infini.
Tout chagrin et tout plaisir sont enfuis,
Et mon corps devient Océan.

Malgré une grand-mère russe, mon visage n'évoque pas les infinies steppes de l'Est. Mais je me reconnais des traits de caractère slaves, qui n'ont pas été démentis par mon entourage proche. La tristesse succède facilement à la joie, chez un être d'une sensibilité à fleur d'épiderme, détestant les demi-teintes et les sentiments tièdes. Aussi, cette propension à rêver, à imaginer le monde sous des couleurs merveilleuses, pour tomber dans la mélancolie face à la grise réalité.

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