Ahmed

Il était revenu il y a seulement trois semaines. Presque un mois. C’est quoi trois semaines lorsque l’on a patienté trente-neuf longues années loin de chez soi ? Lorsque l’on a rêvé tout le jour durant d’un retour glorieux au bled pour rester éveillé, et éviter que les yeux ne se ferment ? Lorsqu’il a fallu subir un travail éprouvant, dans un entrepôt poussiéreux et sombre, dans une région froide et loin de tout ?
Quand il avait débarqué du bâteau, il avait été frappé par la lumière : il retrouvait la douceur du soleil de son Algérie ! Il était heureux. Souriant. Lorsque lui, sa femme et ses enfants avaient enfin atteint son village, il avait essayé de revoir tous les visages de son enfance. Il tombait dans les bras de ceux qu’il reconnaissait, et la même conversation s’engageait invariablement :
– Oooooh Ahmed, te voilà de retour ?!
– Et oui !
– Après toutes ces années en France ?
– Et oui. Ca a été long, mais me revoilà.
– Et ça valait le coup ?
– Oh que oui !…. »
Oh que oui : il avait réussi ! Il revenait après de longues années, certes, mais il se retrouvait désormais dans l’une des plus grandes maisons du village.
Il n’était plus le même et avait fait bien du chemin depuis son départ à l’âge de seize ans.Et il avait d’ailleurs la sensation que tout autour de lui avait également changé. Il arborait malgré tout un sourire figé, et essayait de chasser cette pensée.
Jusqu’à ce matin, lorsqu’il avait entendu son fils rentrer à six heures en claquant la porte. Ahmed avait eu une mauvaise intuition et s’était levé, puis dirigé vers la cuisine. Après quelques minutes d’interrogatoire, Nabil avait craqué et avoué à son père qu’il venait de perdre beaucoup d’argent au poker. Beaucoup beaucoup d’argent. Il s’était servi du compte bancaire de son père, et heureusement qu’Ahmed était riche ; cela ne devait pas être si grave !…
Plus de sourire. Car Ahmed n’était pas si riche que cela. Il était revenu en Algérie certes avecdes moyens, mais il les avait exagérés. Il avait menti. La discussion vive se transforma en dispute. Cela dura longtemps. Des cris, des gestes brusques, des menaces. Ahmed renvoya même sa femme et ses filles dans leur chambre. Ahmed ne comprenait pas comment Nabil avait pu tricher avec son propre père, qui lui avait inculqué tant de valeurs positives. Nabil s’emportait et parlait fort, la tête baissée. Son père ne comprenait rien. Et puis c’était un coup qu’il ne devait pas perdre. C’était sur un flop Dame – 8 – 5. Il s’était retrouvé à tapis, mais il avait une paire de 5 en main : il avait brelan et était illisible ! En plus, cela faisait 55, comme l’âge de Ahmed, dont ils avaient fêté l’anniversaire la semaine dernière.Et puis c’était bien beau tout ça, mais c’était Ahmed qui avait le plus triché dans cette affaire, puisqu’il avait menti sur sa fortune…
Ahmed reçut comme un upercut au menton. Il était KO. Il avait envie de crier, et de frapper son fils. Mais il ne bougeait plus. Il avait envie de pleurer et de hurler sa détresse, mais sa gorge était serrée, et sa bouche restait scellée.
Il avait pourtant essayé de faire de son fils un honnête homme. La vie d’adulte était décidément bien dure : il avait dit tellement de choses à son fils en pensant y croire réellement. Et pourtant, il avait en effet menti sur sa situation…

Il avait traversé cette journée-là comme un fantôme, et son coeur oscillait entre un sentiment de honte et d’injustice. Sa gorge se serrait de plus en plus, à mesure que l’obscurité l’enveloppait. Et au bout de cette nuit-là, c’était désormais son corps tout entier qui oscillait, sa gorge serrée par une corde.

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