Angora, Très Grand Voyage

(En utilisant des mots tirés de la chanson « Angora » de Bashung, en gras)

Quelle idée de se lever à l’aube ! Peut-être que c’était pour voir la tête qu’elle a la Gare de Lyon à 6 heures 30 du matin, un dimanche d’hiver. En lieu de quoi j’ai surtout vu la figure émaciée, pudiquement chapeautée d’Alain Bashung, période bout-du-rouleau mais droit-dans-ses-santiags. Vu que c’était au sommet d’une liasse encore intacte de journaux  agglutinés, et en couverture du Parisien, les nouvelles ne pouvaient pas être bonnes. L’heure de la révérence, de la table rase.

Le souffle coupé, fauché comme les blés et frissonnant dans les courants d’air froids de la gare déserte, je me suis servi directement sur le haut de la pile. Au contact désagréable de ce papier bas de gamme, je me suis dit que le grand homme aurait mérité une couverture de soie. Mais j’ai surtout prié pour qu’il me reste des batteries dans mon mp3. J’avais d’un coup un besoin immense de m’enrouler dans cette musique, de me frotter au grain de cette voix. Envie d’une grosse dose de cette poésie qui m’illumine à chaque fois, même quand elle navigue au plus profond de son noir. Venin ?

Des piles j’en avais, mais des regrets aussi. Mon train me reluquait d’un œil mauvais, genre vaisseau maudit, l’air de me dire « Montes à bord mon petit, dépêches toi, que je te montre d’où vient la vie ». Je m’en fichais bien, on était deux, Alain et moi, inséparables, en tandem sur la même longueur d’ondes. Pas l’ombre d’une discorde entre nous. Ses mélodies dans mes oreilles me ramenaient lentement à la surface, par paliers comme un nageur en apnée, un peu sonné. Alors, je suis entré dans mon wagon d’un pas léger et régulier, sans broncher. Pas la peine de s’époumoner, de toute manière je craignais plus rien.

Je m’en rappelle pas vraiment de ce trajet. A part de l’apesanteur je veux dire. Et puis cette sensation étrange de voyager à deux à côté d’un siège vide. Pour le reste, quelques images en vrac. Le rythme des pluies sur la vitre. La brume dans les forêts de sapin, à moins que ce ne soit l’inverse. Porté par la musique. Et puis, au bout de la Tournée des Grands Espaces, je me suis pris « Angora » en plein buffet. A la voiture-bar. Secoué comme un prunier. La voix chaude et forte, posée les deux pieds bien à plat sur une guitare toute nue, Alain fait sauter toutes mes digues.

Les deux petites filles qui riaient à pleine gorge au-dessus de leur chocolat fumant commencèrent par se pousser discrètement du coude, curieuses du colosse souriant mais en larmes. Et puis elles sont vite revenues à leurs jeux d’enfants. Après tout, quoi de plus normal d’avoir l’œil humide à plus de 300 km/h. Le vent dans les plumes, tout ça. Ou alors elles ont compris l’ombre sur mon épaule, saisi les mots bleus dans mes oreilles.

« Angora », nom d’un chien, sainte vache ! 10, 20, peut-être 50 fois d’affilée, j’ai scotché mon cœur  à cette résine. Et toujours le même frisson. C’est triste mais c’est beau. Du coup, c’est pas triste alors ! Puisque ça me remplit de bonheur. Alain, magicien à mandragore, fabrique de la joie avec du triste. Et je me la repasse en boucle, comme un baume apaisant sur une blessure ouverte.

J’y peux rien, j’y peux rien.

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Une réponse à Angora, Très Grand Voyage

  1. Phil Agrippa DELIL dit :

    Angora est sans doute une des plus belles chansons de Bashung. Sa voix comme un dernier souffle, baignée par les accents d’une plainte qui déchire. Ton texte mêle ton propre souffle coupé face à ce déchirement, cette mort d’un aimé. Cela m’a transporté dans une autre journée d’adieux, celle où Gainsbourg, parti voir ailleurs voir s’il y était, continuait continue de me murmurer l’essentiel. C’est fou de sentir combien un chanteur peut devenir un membre de la famille, combien une chanson peut transporter. Un refrain qui ne veut pas ne peut pas mourir, quatre mots d’espoir désespéré, ceux de la fin d’Angora : ‘sois encore à moi’.

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