Papier alu

Vendredi 15 juin, il est très exactement 08h04.

Je ne sais pas comment ce rouleau de papier aluminium, en partie déroulé, est venu s’installer, probablement pendant la nuit, sur la table de la cuisine.

Ma petite famille a déserté la maison pour la Normandie. Dans la cuisine le silence règne, à peine troublé par le bruit de la pluie et celui du ronronnement d’un vieux frigo. Je me sens plonger peu à peu dans ce silence inhabituel. J’écoute le silence, la pluie, le frigo et aussi une petite cloche tibétaine sur le balcon, agitée par le vent. Pour un peu je me sentirais presque l’âme à écouter des haïkus, à me lancer dans une méditation vocale avec le son Om. Mais le temps n’est pas aux haïkus : je me suis engagé à profiter de la maison vide, abandonnée par femme et enfants, pour démarrer certains travaux de rénovation et, surtout, refaire la peinture de la cuisine. Éponges, seaux, lessive, chiffons, rouleaux, pinceaux jonchent le sol. Ils sont venus, ils sont tous là, tous ces outils qui ont l’air de me regarder, impatients de servir. De mon côté je suis tout sauf impatient de m’affronter à la lessive des murs, au lavage, au rinçage et autres joyeusetés. Je regarde les outils me regarder. Je baille.
 
Adieu haïkus
Travaux à finir pour août
Août, coûte que coûte
 
12h15 – Par quel enchantement ce rouleau de papier aluminium est-il arrivé sur la table de la cuisine ? Toujours rangé dans le tiroir de la gazinière, sa présence sur la table est inexplicable. Le mystère des objets baladeurs a encore frappé. Une chose est sûre, ce rouleau-ci n’a rien à faire avec le matériel de peinture. Je m’en saisis, il est en partie déroulé et, machinalement, sous l’effet de la paresse ou de la procrastination, je me mets à y découper des petits morceaux de papier brillant, comme ça, pour passer le temps, en écoutant la pluie et le bruit du vieux frigo.
 
Solitude ennui
Paresse et aluminium
Om, tombe la pluie
 
14h30 – Une pluie diluvienne. Il paraît même qu’on a jamais vu autant d’eau en juin depuis 1912. Sur ce rouleau de papier alu, mes doigts s’agitent au rythme de la pluie qui frappe aux carreaux. Je prends le rouleau dans ma main gauche, dans ma main droite, dans ma main gauche, dans ma main droite. Je me laisse aller à le dérouler un peu, à faire un pli au hasard et à déchirer une feuille en suivant le pli. Le tout s’accompagne d’un bruit sec. J’ai à présent dans les mains un rectangle de papier alu, à vue de nez, 20×5 cm. Je coupe machinalement en deux ce rectangle, puis encore en deux et voilà qu’apparaissent quatre petits carrés d’aluminium de 5×5 cm. Quatre carrés que je pose là, comme ça, sur la table, quatre petits miroirs un peu froissés. Dans la main ils sont plus légers qu’une plume et se tordent avec un petit bruit métallique. Un tout minuscule morceau de Patafix suffit à les coller sur la porte du frigo qui, lui, continue de ronronner. Je ne saurais vraiment dire pourquoi, est-ce un effet du silence, du son de la cloche tibétaine ou du bruit de la pluie : ces quatre petits carrés argentés, maintenant collés sur la porte du frigo, m’émerveillent.
 
Om, tombe la pluie
Un carré argenté luit
Adieu l’ennui fuit
 
16h00 – Les travaux de peinture dans la cuisine s’éloignent de plus en plus. Il faudrait pourtant commencer à déplacer ce vieux et lourd frigo, déplacer la gazinière, les placards, la table, les chaises, laver les murs, rincer les murs, peindre les murs, peindre le plafond… j’en ai le tournis d’avance. Peindre le plafond est pourtant ce qu’il y a de plus délectable, non ? Peindre le plafond est toujours un régal, avec la peinture qui vous dégouline depuis le rouleau jusque dans la manche et sur le visage. Fuyant cette douche, je regarde mon frigo : ces quatre carrés de papier alu me fascinent. Je déchire de nouveaux rectangles de 20×5 cm, puis de nouveaux carrés de 5×5 cm et bientôt la table, recouverte de carrés d’aluminium, scintille de toute part. Cette fois je ne les colle pas sur la porte du frigo mais sur un des murs de la cuisine. Si ce n’était que moi, je recouvrirais toute la cuisine avec ces petits carrés de papier alu qu’il suffirait de coller avec un point de Patafix. Plus besoin d’avoir à lessiver les murs et les plafonds, la brillance de ces petits carrés élimine d’office le support : la crasse des murs et du plafond devient invisible. Adieu les meubles à déplacer, les murs à laver, à rincer et autre peinture dégoulinante sur le visage et dans les cheveux et… Basta !
 
Petits carrés brillent
Paresse et aluminium
Mon cerveau en vrille
 
18h20 – Tout d’un coup j’hésite : les carrés à coller pourraient prendre beaucoup plus de temps que les murs à peindre. Un nouveau vertige m’envahit à l’idée d’avoir à déchirer et à coller des centaines, voire des milliers de carrés, sur les murs de cette pièce jaunie par tous les plats que nous y avons fait cuire, depuis tant d’années.
Petite parenthèse : il y a quelque temps, j’avais commencé une expérience similaire avec le calendrier éphéméride. À chaque fois qu’un jour s’achevait, au lieu de jeter le feuillet quotidien de l’éphéméride, je le collais aux murs de la cuisine. Pendant un temps, tout le monde s’extasiait sur ces dates ainsi affichées sur tous les murs. Je racontais aux invités de passage que c’était une sorte de happening in situ sur la notion du temps qui passe… un peu comme dans ces films d’autrefois, où, pour signifier au spectateur que le temps passe, on voit les feuillets d’un éphéméride s’envoler et, aussi, à l’instar de certains artistes contemporains comme Arman, des accumulations d’objets identiques accrochés aux cimaises.
En fait d’accumulations artistiques, j’avais déjà l’intention d’éviter la chienlit des travaux de peinture, mais, à force d’accumuler les feuillets de l’éphéméride sur les murs de la cuisine, un ami, esthète mais prudent, m’a vite fait comprendre qu’en cas d’incendie, les risques de propager le feu primeraient de façon cuisante sur la beauté des symboles du temps qui passe. J’ai alors décollé du mur, fissa, tous les feuillets de l’éphéméride incendiaire. J’en ai tout de même gardé quelques-uns sur une ligne horizontale (donc moins facile à s’enflammer) qui fait actuellement tout le tour de la pièce, du plus bel effet.
Parenthèse fermée, je me demande à présent ce qu’il en est du papier alu, sur le plan de la sécurité. La flamme vacillante d’une allumette me confirme ce que je savais déjà : l’aluminium fond sous très haute température mais ne brûle pas.
 
Ô ma tête en vrille
Ephéméride incendiaire
L’aluminium brille
 
20h05 – Il brille tellement que je finis par me décider : je déchire des dizaines et des dizaines de carrés que je colle au plafond. Un véritable plaisir. J’exulte. Là ce n’est pas de la peinture qui vous dégouline dessus, mais la sensation d’être un Michel-Ange ultra moderne, recouvrant le toit de la chapelle Sixt-cuisine. Le plus incroyable est que tout est beaucoup plus rapide que prévu : j’ai tout achevé en moins de deux heures. Résultat éblouissant. Disons que je suis à présent dans la chapelle Sixtine revue et corrigée par une mosaïque de carrés d’aluminium de 5X5 cm qui, soit dit en passant, n’ont rien à envier aux bandes de 8,7 cm de Daniel Buren (que j’apprécie !) actuellement exposées dans le cadre de Monumenta, au Grand Palais. Il est également tout à fait envisageable que je sois resté le gamin fasciné par le papier qui entoure le chocolat de mamie. Peu importe. C’est la joie de ce moment de création inattendue qui l’emporte. Un festival de lumières.
 
La pluie est dehors
Le soleil dans la cuisine
Heureux, je m’endors
 
23h15 – Je me réveille à la nuit tombée. La pluie continue de s’abattre contre les carreaux. La cuisine est à présent dans la pénombre. J’allume une bougie mais en réalité ce sont des centaines de bougies reflétées dans autant de petits miroirs qui éclairent maintenant la pièce.
 
Est-ce déjà Noel ?
Cuisine ou chapelle ardente
Aucune importance

Ce contenu a été publié dans Atelier Petits papiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

4 réponses à Papier alu

  1. Pierre-Marie dit :

    Ou la transformation d’un poil dans la main en happening artistique. Brillant, c’est le mot non ? Tu nous apportes une photo de ta cuisine ?

    • Agrippa Delil dit :

      Impossible : cette histoire est une totale fiction. Au début je voulais juste écrire quelque chose pour illustrer une photo mais, avec tout ce qu’on s’est dit à la dernière séance sur les problèmes liés aux droits d’auteur des photos, j’y ai presque renoncé. Je dis presque car je me suis rabattu sur cette photo de papier alu issue d’un site de vente en ligne où j’ose espérer qu’elle est libre de droit. Le reste a suivi.
      On pense toujours à la vie qui influence les écrits mais ici ce sera peut-être le contraire : il est en effet possible qu’un jour je me décide à réaliser concrètement dans ma cuisine cette histoire de papier alu. On en reparle.

  2. marie francoise dit :

    ce carrelage drolatique, au final biblique me parait bien inspiré par ce diablotin agnostique

Laisser un commentaire