Je n’oublierai jamais

Je suis vieille. Les médecins et des personnes qui prétendent être des membres de ma famille me disent que j’ai perdu la tête, que j’oublie qui je suis, que j’oublie mon présent. Pourtant, mon passé est bien présent dans ma tête. Surtout les automnes de mon enfance, quand, à la Toussaint, j’étais en vacances chez ma grand-mère. Elle avait aménagé une petite maisonnette en plain-pied à la campagne. Pas d’escalier car ses jambes la faisaient trop souffrir.
Je disais à mes copines que j’allais en vacances dans le château de famille pour faire mon intéressante, pour leur montrer, même si je mentais, que j’étais issue d’une bonne famille du terroir, que mes ancêtres aussi avaient échappé à la guillotine en se séparant difficilement de leur particule. C’était à cette condition qu’ils survivraient, ils le savaient.
En fait, ma grand-mère s’appelait Madeleine et n’avait jamais au grand jamais eu de particule et elle en était plutôt fière de sa petite bicoque. Elle avait planté des abricotiers par ci, des rosiers par-là, un potager au fond du jardin. Quand je venais la voir, les abricots étaient enfermés dans des bocaux à confiture. Seules les épines des rosiers étaient encore tenaces. Aucun preux chevalier pour trancher ces ronces et me protéger. J’en inventais des histoires chez ma grand-mère.
Je n’oublierai jamais ces automnes au château de Noailles, ses allées cavalières recouvertes de feuilles rousses et ocres. Même si toutes ces histoires étaient inventées par mon imagination d’enfant, rien ni personne au monde ne pourra effacer ses souvenirs d’un autre temps. C’était à Maubeuge, pas à Noailles, mais cela n’avait pas d’importance pour moi.
Aujourd’hui, je me penche sur mon passé comme je me cachais dans les jupes de ma grand-mère, quand j’avais peur de recevoir une tarte de mon père parce que je n’avais pas bu mon lait. Il criait que c’était important pour moi, mes os et ma mémoire. Quoiqu’il en soit, aujourd’hui, lait ou pas, j’ai ma tête, toute ma tête, rien que pour moi.

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