Lunise Sainte-Marie

Lunise Sainte-Marie avait toujours cru qu’elle avait de la chance. C’était comme ça, une évidence inébranlable. Avec un nom pareil, elle se sentait protégée par la Sainte Vierge et par la Lune, ce qui n’était pas rien. Et au moment où nous la rencontrons, cette foi en elle-même va jouer un rôle déterminant pour son destin.
Lunise, derrière son guichet, ne voyait que cela : le canon de 38 pointé sur elle par le malfaiteur. Il y avait trois minutes qu’ils étaient entrés, lui et ses trois acolytes. Lunise était aux premières loges, puisque c’est elle qui, derrière le guichet de l’accueil, prenait toutes les demandes des clients de la banque et les orientait en conséquence vers ses collègues. Voilà cinq ans qu’elle travaillait dans cette agence. Cinq ans à prendre les doléances des plus démunis, à ravaler sa fierté face au mépris des plus fortunés, à profiter de la gentillesse des grands-mères, et à faire d’habiles pirouettes face aux plaisanteries grivoises de certains. Cinq ans à mettre de côté ce qu’elle aimait le plus au monde : dessiner des costumes pour le théâtre et le cinéma. Elle en rêvait depuis toute petite, elle avait suivi une formation, aux Beaux-arts d’abord pour le dessin, puis un stage aux Arts décoratifs de Paris. Après, il avait été difficile de trouver des contrats et prendre un travail alimentaire à la banque avait vite été une nécessité.
Jusqu’à ce moment donc où nous retrouvons Lunise, un canon de 38 pointé entre les deux yeux. Il est bien vrai, pensa-t-elle, que dans ces moments-là, votre vie défile devant vous à toute vitesse : les gens, les lieux, les souvenirs. Et les regrets.
Lunise et son agresseur étaient face à face, se fixaient du regard. D’ailleurs c’est tout ce qu’elle voyait de lui : une paire d’yeux sans visage qui tenait sa vie à elle au bout d’un canon de 38. En un éclair soudain, elle prit conscience que l’homme tenait le manche de sa vie entre ses mains et qu’il pouvait choisir de la lui prendre. Elle le détesta plus encore. Il était donc vrai qu’elle se trouvait dans l’une des rares situations de la vie où l’on n’a vraiment plus le choix. Elle se rendit compte de la liberté dont elle avait joui avant, liberté aussi de faire les mauvais choix, comme de venir travailler dans cette banque, ou de tomber amoureuse de Thierry le Tocard, qui au début de l’été avait annoncé  qu’il partirait en vacances sans elle, pour, dit-il, « prendre du recul ».
Lunise sentit que quelque chose à l’intérieur d’elle se détendait, lâchait. Elle ferma les yeux. L’Avé Maria chanté par la Callas emplit sa tête, elle sentit que son cœur se gonflait. Elle sentit aussi quelque chose de dur et de métallique dans son poing fermé. Soudain, elle se souvint que lorsque les quatre hommes avaient surgi tout à l’heure, elle avait attrapé sans réfléchir la clé rouge de l’alarme incendie. Si elle parvenait à atteindre le boitier, à y enfoncer la clé et à la tourner d’un quart de tour, l’alarme se déclencherait et les gicleurs aussi ! Elle rouvrit lentement les yeux et planta son regard, plus déterminé que jamais dans celui du malfrat. Pour le déstabiliser, elle pencha très légèrement le haut de son corps vers lui, il eut alors un mouvement de recul équivalent pour l’éviter. Il ne pouvait alors plus voir le mouvement que fit le bras de Lunise pour atteindre le boitier et y introduire la clé. Le jet d’eau juste au-dessus du tireur le surprit, ce qui donna le temps à Lunise de se mettre à l’abri sous son comptoir. Elle sut alors que ses rêves étaient pour toujours et qu’ils allaient reprendre leur cours, et que c’était bien la dernière fois qu’on lui mettait un flingue entre les deux yeux.

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