Ailleurs, là-bas

Allongé dans l’herbe, il recherchait l’inspiration. Il avait fait le vide dans sa tête, chassant tous les petits tracas du quotidien pour être réceptif à toute idée qui lui traverserait l’esprit. Mais ça ne marchait pas comme ça. Il avait déjà tout essayé, en vain, à chaque fois le constat était le même, plus aucune force créatrice ne l’animait. La feuille restait désespérement blanche, comme un mur qu’il aurait été trop haut de franchir. Plus aucune envie ne l’animait, la fièvre qui s’emparait de lui autrefois lorsque son stylo courait sur le papier semblait s’être éteinte à jamais, tout comme sa jeunesse. Il n’était jamais complétement revenu de là-bas.

Des images commencèrent à affluer dans son esprit qu’il s’était pourtant évertuer à vider. D’abord de grands arbres, dont la cime semblait monter jusqu’au ciel. Puis les barbelés qui encerclaient ce camp, perdu aux frontières du cercle polaire. Les images parvenaient hachées, entrecoupées par les sons qui remplissaient maintenant toute sa tête. Les hurlements des gardiens, les aboiements féroces des chiens et les râles des prisonniers agonisant au milieu de la cour dans l’indifférence générale. Sans le vouloir et sans s’en rendre compte, il s’était recroquevillé sur lui-même, en position foetale, comme pour se protéger de ses propres souvenirs. Il avait beau sentir l’herbe sous ses doigts et le soleil sur son visage, son esprit était toujours prisonnier de ce là-bas. Dix ans avaient passé depuis sa libération mais les souvenirs étaient toujours aussi vivaces et implacables.

Jeune professeur d’université et écrivain avant son emprisonnement, il officiait désormais comme cuisinier dans une quelconque auberge de campagne reculée. Ses mains étaient tout ce qui continuait à fonctionner. Il pouvait hacher, couper, émincer avec une précision presque chirurgicale, ses gestes répétitifs et vides de sens lui apportaient un cadre à une vie qui n’en était plus une. Cet ailleurs dont il n’était jamais revenu le hantait jour après jour, lui ôtait toute force, toute envie de continuer. Si seulement il pouvait traduire sa douleur, ses sentiments en mots comme il l’avait toujours fait ! Mais ce recours lui était refusé, comme le rire ou la bonne humeur. Il ne se souvenait même plus du son de son propre rire qui résonnait pourtant ô combien dans sa vie d’avant, quand il prenait un verre avec ses collègues après le travail, quand ils refaisaient le monde de manière si animée mais si joyeuse ! Tout cela semblait juste absurde et sans fin, comme un mauvais rêve dont il ne parvenait pas à s’éveiller.

Et pourtant il ne s’agissait pas d’un rêve, il ne le savait que trop bien. Toute sa vie entière semblait marqué par le sceau du destin, elle s’entremelait de manière inextricable avec l’histoire, celle avec un grand H. Malheur que d’être né dans un pays comme le sien, la Pologne, morcelée en plusieurs territoires pendant des siècles, redécoupée au gré des conquêtes, jusqu’à cette liberté inespérée après le premier conflit mondial. Mais de bien courte durée, le temps d’une génération, avant de retomber sous le joug tyrannique des anciennes puissances. Préservé lors de l’invasion allemande parce qu’il n’était pas juif, il avait vu son pays se dissoudre, être noyé dans un bain de sang et de larmes, Varsovie, sa ville réduite à un tas de pierres. Le boucher, le tailleur du coin de la rue avaient purement et simplement été rayés de la carte, comme le quart des habitants de cette ville, comme on raye une ligne sur un cahier et puis on n’en parle plus.

Au milieu de ce flot de malheur, le pire restait pourtant à venir pour lui. La fin de la guerre approchant, les Russes s’étaient emparés de la ville, pillant et tuant tout ce qui trouvait sur leur passage. L’université, qui tenait encore debout semblait être le dernier rempart d’une civilisation perdue, prête à plonger dans le chaos. Reclus dans la bibliothèque, les quelques professeurs encore présents cherchaient refuge dans les livres. Ce silence qui semblait ne jamais devoir prendre fin, fixait ces minutes pour l’éternité. Le fracas des portes qu’on défonçait à coup de haches et de pierres les ramena brusquement à la réalité. Une marée de soldats ivres et rugissants se déversa par l’entrée ainsi dégagé et se rua sur les universitaires désemparés. Il ne se souvenait plus avec précision des heures qui avaient suivi, seulement d’être resté dans la cour une éternité, les yeux rivés vers la bibliothèque se consumant dans les flammes. Des larmes coulaient le long de sa joue, il aurait voulu détourner les yeux de ce sacrilège, mais un soldat lui maintenait un fusil fermement appuyé sur les côtes pour le forcer à regarder son monde s’éteindre, chassé par le vent glacial de l’hiver.

Puis ce furent de longues semaines passés dans des camps de fortune, en tant qu’ennemi du peuple et contre-révolutionnaire, au côté des soldats allemandes. Pendant ce temps, la chape de plomb soviétique s’étendait sur tous les pays satellites, coupant pour un demi-siècle à venir l’Europe en deux. La faim et les conditions de vie des camps de transit lui avait déjà fait perdre presque dix kilos avant qu’il n’arrive à destination au goulag, c’est-à-dire nulle part, là où vous n’êtes plus personne. Le premier hiber s’était chargé de tuer une bonne partie des prisonniers tandis que les autres luttaient pour ne pas mourir d’épuisement. Se retrouver enfermé dans cet enfer avec pour seul crime le fait d’avoir continué son travail pendant l’occupation allemande. Celui d’enseigner la littérature, d’apprendre à ses élèves les subtilités de la langue polonaise, la beauté de la poésie ou de la lecture. Pour ne pas devenir fou alors qu’il creusait un tunnel, entouré de ses compagnons de galère, à la gloire du petit père des peuples, il se récitait des passages entiers de ses livres préférés. Pour se sentir vivant, pour ne pas leur céder la part d’humanité qui avait survécu en lui au cours de ce voyage qu’il pressentait déjà sans retour possible.

Allongé dans l’herbe, il ne cherchait désormais plus l’inspiration. Ce qui importait c’était de réapprendre à vivre, recommencer là où tout s’était arrêté si brusquement. Finir le livre qu’il lisait ce jour-là dans la bibliothèque.

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