Pour une dernière cigarette

La lune éclairait faiblement la tranchée. Ça et là, on voyait également quelques lueurs s’allumaient par intermittence, les cigarettes des soldats qui montaient la garde. Tout était calme, pas un bruit ne venait troubler le silence de la nuit. Les hommes reposaient là, tête-bêche, cherchant à voler à l’obscurité quelques heures de répit, car quand on dort on oublie. Malgré le froid mordant, l’humidité, la boue et les rats.

Jules lui ne parvenait pas à trouver le sommeil. Les images de la journée défilaient devant ses yeux, les cris de souffrance et l’explosion des obus lui emplissaient les oreilles jusqu’à l’écœurement. La folie destructrice qui s’était emparée du continent deux ans plus tôt ne semblait pas connaître de limite, de fin, au contraire chaque jour qui passait voyait son lot de morts et surtout l’apparition de nouvelles armes de destruction. D’abord les obus, puis les gaz moutarde, les lance-flamme, Jules en tant que belge était stationné à Ypres, il avait donc tout connu. Pas en tant que soldat, il avait refusé. Mais comme brancardier de la Croix Rouge. Il était en charge du rapatriement des blessés vers l’arrière et d’enterrer les autres, quand il le pouvait. Cette génération sacrifiée, il en faisait partie et il s’était convaincu au fil du temps qu’il était mieux d’y crever sur ce champ de bataille. A quoi bon survivre à cet enfer ? Ces scènes le hanteraient toute sa vie, mieux valait accepter la mort si elle vous tendait les bras. Et qui allait s’occuper de tous ces blessés, estropiés, borgnes, manchots et défigurés en tout genre ? Il ne suffirait pas, si l’on était dans le camp des vainqueurs de rentrer la fleur au fusil dans son village comme on en était parti et de se recueillir une fois par an devant le monument aux morts, à la mémoire des soldats « tombés pour la France ». Chienne de vie !

Il avait quitté la Belgique lorsqu’il avait douze ans, fuyant la misère et s’était installé en France avec l’espoir d’une vie meilleure. Ce qui était le cas jusqu’à la déclaration de guerre, il travaillait alors dans une usine textile comme ouvrier. Et maintenant il était revenu à la case départ, à quelques dizaines de kilomètres de là où il était né, pataugeant dans la boue tel un animal. Mais il s’arrêta soudain de penser et tendit l’oreille. Le silence trompeur de tout à l’heure était désormais rompu par des râles sourds et insistants. L’artillerie lourde des boches avait du manquer sa cible aujourd’hui car certains soldats, certes à l’agonie, étaient toujours en vie sur le no man’s land. Les cris semblaient se rapprocher de plus en plus, comme si les soldats rampaient pour rejoindre leur tranchée. Se relevant, Jules jeta un oeil par dessus le parapet. Ils étaient cinq, se traînant misérablement dans la terre humide et gelée, avec le peu d’énergie qui leur restait.

Il aurait du attendre le lendemain matin, prévenir son lieutenant, enfiler son brassard de brancardier et agiter son drapeau blanc pour prévenir l’ennemi, avant de s’aventurer sur ces terres de l’enfer. Mais au petit matin, ces hommes seraient morts. Cela ne changerait sans doute rien, mais il voulait au moins leur offrir une dernière cigarette et leur permettre de mourir entourés par les copains. Ça au moins c’était quelque chose que cette putain de guerre n’avait pas pris, l’esprit de camaraderie qui existait entre tous ces hommes. Au diable la hiérarchie ! Il savoura lentement sa cigarette, prit son courage à deux mains pour escalader le parapet et se mit à ramper lui aussi en direction des blessés pour leur offrir un dernier instant d’humanité.

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