Amir

Amir s’éveille. C’est le petit matin. Depuis toujours il s’éveille à l’aube et il reste dans son lit à goûter ce temps de solitude. Sa mère lui rappelle souvent que, bébé, il s’éveillait tôt et s’amusait tout seul dans son lit. Puis petit enfant il restait allongé écoutant le monde autour de lui. Et maintenant adulte il continue à habiter cet espace silencieux du petit matin. Il est simplement allongé. Il ne pense à rien de particulier. Il ne souhaite rien en particulier. Il est juste là et il écoute la vie dans son silence matinal. C’est son temps de connexion. Il se sent plus vivant dans ce temps de calme. L’agitation il n’aime pas ça. Il reconnaît que ça le stimule mais il se définit comme un contemplatif.  C’est une position difficile à tenir dans un monde où la vitesse règne. Dans chacune de ses interactions avec ce monde nerveux, il doit expliquer son rythme. Personne ne comprend. Il repousse l’agitation du monde de toute la force de ses bras. Il la tient éloignée de son corps, de sa vie. Parfois il lui semble qu’il ne vit que pour contrer l’agitation du monde. C’est pour cela qu’il apprécie le moment du matin. Il se sent lui-même. Il peut être lui-même sans combattre pour ça. Et puis le jour se déroule. Il faut rentrer dans les soucis du monde. Il appelle ça souci car actuellement sa vie est sans joie. Il n’a pas de travail. Il ne sait pas quoi faire au juste. Rien dans ce monde ne l’inspire. Il a quelques diplômes. Mais ce sont des études qu’il na pas choisies. Il a le goût de la réflexion. Il aime écouter les gens, les regarder vivre. Il n’a aucun goût pour la compétition avec les autres. Il veut être le meilleur mais pour lui-même.  Il ne sait pas quelle est sa place dans ce monde. A-t-il jamais réfléchi à cette place ? Non. Il est le fils de ses parents. Cela a toujours été l’évidence. Mais maintenant qu’il a vingt ans on lui demande de se définir autrement. Peut-il quitter cette place et s’exposer au monde ? Car c’est cela qu’on lui demande : s’exposer. Il n’en a pas envie. Mais il comprend qu’il n’a pas le choix. Il ne peut plus être seulement le fils de ses parents. Il lui faut être différemment. Lui dans le monde. Mais que peut-il faire dans ce monde. Il se sent tellement décalé.

Il pourrait commencer par voyager. C’est une bonne idée : voyager. Petit il a fait un voyage en Algérie, le pays de son père. Il a aimé ce décalage avec son univers. Il a aimé les gens, leur chaleur et leur curiosité. Et surtout il a  aimé les paysages. C’était dans les montagnes. C’était en plein été. La chaleur faisait exploser les roches. Elle tombait sur les épaules et vous faisait ployer vers le sol desséché. Les deux premiers jours il s’était dit qu’il ne pourrait jamais supporter la canicule. On aurait dit que la chaleur voulait annihiler le mouvement. C’était tellement pénible de se mouvoir. Son père lui avait raconté ses balades, enfant, dans ces montagnes en toute saison. Il avait du mal à imaginer son père dans cette énergie tenant tête aux éléments. Son père désormais vieux, fatigué, comme abattu par la vie.  Puis il s’était risqué un soir de pleine lune à marcher dans la montagne. Il faisait encore très chaud mais le soleil ne brûlait plus. Il avait d’abord été saisi par les odeurs. La terre et les roches surchauffées par le soleil exhalaient un parfum très particulier dans cette nuit claire. Il s’était laissé porter par ses pas, heureux de pouvoir marcher enfin. Puis d’un pas à l’autre il avait escaladé une hauteur. Sous la lumière de la lune le paysage s’adoucissait.  Il lui paraissait moins hostile que sous la lumière du soleil. Tout n’était pas aussi aigu qu’il le croyait.  Sous ses pas les pierres roulaient. Tout à coup la montagne cessa de lui paraître hostile. Il prit l’habitude de sortir la nuit. Elle était souvent claire. Le jour il restait cloîtré, il ne s’habituait pas à la chaleur. Puis on les convia à une chasse. Il n’y avait pas d’autres enfants. Il s’imaginait déjà périr d’ennui sous la chaleur. C’était une chasse à l’épervier. Cela attisa sa curiosité. Il n’avait jamais observé d’aussi près le vol d’un oiseau. Il était tout étonné qu’oiseau obéisse, qu’il revienne. A chaque départ, on aurait dit qu’enfin libéré il ne reviendrait jamais. Mais il revenait. Il en oublia la chaleur. La lumière, trop forte, le gênait. Mais il voulait absolument voir l’oiseau s’envoler. Alors il oublia la lumière. Puis la chaleur laissa transparaître les odeurs. Des odeurs de poussière, de roches surchauffées. Il se laissa emporter. Maintenant il pouvait vivre de jour sur cette terre. Il n’avait plus besoin de se cacher. Il se sentit à la fois minuscule dans cette étendue et tout puissant d’avoir résisté au soleil, à la lumière. Il lui semblait qu’il pouvait tout faire. Il se jura d’apprendre à dresser un oiseau. Il serait alors le maître du monde. Il avait dix ans. Le reste du séjour l’enchanta. Il se mit à marcher comme un forcené,  avide de découvrir les paysages. Il faisait corps avec la nature et cela le rendait fou. C’était la première fis de sa vie qu’il se sentait exister comme ça. Il était perpétuellement enivré.

Le départ fut un arrachement. C’était comme si on le coupait de lui-même, comme si on l’amputait d’une partie de lui. Il comprenait les folles excursions de sn père. Il était pareil. La reprise de la vie quotidienne fut douloureuse. Rien dans sa vie ne lui permit de retrouver cet état d’exaltation. Il étouffa peu à peu sa douleur. Et c’est maintenant qu’il s’en souvient. Il n’a jamais fait d’autres voyages. Il préférait le cocon familial. Du moins c’est ce qu’il pensait. Il réalise maintenant qu’il avait peur de retrouver la brûlure de la douleur. Et voilà que le souvenir de cette communion avec la nature l’excite, l’anime. Quelque chose de lui remonte. Il se dit que son flegme n’est peut-être qu’une couverture derrière laquelle il cache sa vraie nature. Soudain il se sent différent. Il sent son corps occuper l’espace. Il prend conscience de son volume, de sa force. Il se rend compte qu’il est grand. Et il se rend compte qu’il est seul. Ca lui prend comme ça ce sentiment de solitude. Il a aussi l’impression d’être nu, exposé. Tout seul et nu. Tout ça apparaît comme une évidence. C’est une réalité qu’il n’arrive pas à éliminer. Quelque chose s’est cassé tout à coup. Il ne peut pas revenir en arrière. Il est ça. Il se sent  perdu, sans repères. En même temps il sent ses pieds solidement posés sur le sol. Mais il sent qu’il a quitté son cocon. Quand il marchait enfant dans ces montagnes il avait aussi ce sentiment de solitude. Il s’accompagnait du sentiment qu’il formait un tout face à  l’univers.

Et maintenant ce sentiment refait surface, le surprend et le paralyse. Jamais il ne lui était venu ce sentiment de sa propre existence depuis ce voyage. Pourquoi ce sentiment s’était-il évanoui  à son retour ? Trop d’exaltation sans doute. Il l’avait combattue ainsi en faisant tout disparaître. Maintenant il a l’impression d’être une nouvelle personne. Il se regarde dans la glace. Rien n’a changé, c’est toujours lui. Il tâte son corps. C’est toujours le même corps. Et pourtant tout ce qu’il sent est nouveau. Ainsi donc ce serait son destin de marcher dans les montagnes écrasées par le soleil ou dans la nuit. Ce serait là qu’il rencontrerait sa vraie nature ? Il se tâte à nouveau le corps. Il sent son corps détaché de quelque chose. Mais il ne sait pas de quoi. Il est sorti d’un cocon c’est sûr. C’est le sentiment qu’il a : d’avoir quitté quelque chose. Et pourquoi ce souvenir d’enfance ressurgit-il maintenant ? Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir faire de ces nouvelles sensations, de ce sentiment de vie ? Puis il a peur d’être embarqué par l’exaltation. Enfant il avait senti que la folie le frôlait. Mais il n’avait pas peur. Là il s’inquiète. Comment vivre sa vie avec tout ça. Et lui revient alors son interrogation matinale. Que veut-il faire, que peut-il faire ? Marcher dans les montagnes ! Cela le fait rire. Il est pris d’un fou-rire, s’imaginant tel un fou parcourant sans fin les montagnes.

 

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