Petites foulées

En ce dimanche après-midi, la lumière de l’été au travers de la fenêtre éclairait son visage baissé. Elle regardait et cherchait du regard parmi la foule entassée le dossard n°24. Le soleil l’aveuglait un peu. Elle hésitait à prendre ses lunettes de soleil. Ça fait un peu ridicule à l’intérieur d’une maison.
Elle était venue écrire et lui, en bas, avec son dossard n°24, était venu courir. Elle écrivait sur lui, il courait après elle mais d’abord, il lui fallait tenir les 42 km, il lui fallait tenir les 42 minutes de mots, de phrases. Elle suivit le conseil d’un petit papier : « Redonne du rythme à ton texte ! Pour l’instant, c’est un peu mou du genou ! ». Elle se disait qu’il aurait peut-être mal au genou ce soir, qui sait ?
Ce soir-là, il est rentré avec une petite foulure et des cloques plein les pieds. Il n’avait qu’une envie : tremper ses pieds dans une bassine d’eau chaude avec du gros sel pour soulager ses pieds endoloris. Elle, elle avait bien d’autres envies mais il valait mieux se retenir.
Elle avait réussi à l’apercevoir juste avant le départ, lui avait fait un signe d’encouragement et lancé son plus grand sourire pour qu’il puisse le voir d’en bas. Lui aussi l’avait cherchée du regard, avait compté les étages puis les fenêtres. Il l’avait vue et lui avait rendu son sourire. Il aimait se faire surprendre par ses échanges de regards qui en disent plus longs que tous les mots.
Le départ avait été donné. La foule est partie en trombe puis s’est dissipée. La rue était maintenant déserte. Les voitures-balai suivaient les coureurs motivés.
Dans ce silence soudain, elle regrettait de ne pas être allée l’encourager à chaque étape, lui donner une bouteille d’eau à chaque ravitaillement. Mais c’était sa course à lui. Il s’était préparé cette dernière année pour enfin monter sur le podium. Elle ne voulait pas le déconcentrer, le faire dévier de son objectif. Il devait savoir qu’elle était là par la pensée, qu’elle le soutenait et l’encourageait sans cris, sans applaudissements.
Et lui, sera-t-il là pour elle, pour l’encourager, pour la serrer dans ses bras quand il fera froid ?
Elle n’y croit pas. Elle n’y croit plus. Elle l’a sûrement trop attendu. Elle n’en peut plus. Elle n’écrit plus. Elle se lève et ramasse ses affaires : deux pulls, trois T-shirts, sa brosse à dents. Elle les rassemble dans un sac et va les mettre sur le trottoir. Il arrive à ce moment-là.
– Mais pourquoi ? lui dit-il.
– Parce que tu ne m’aimes pas, parce que tu ne m’entends pas, parce que ça fait trop longtemps qu’on se court après et qu’on ne s’attrape pas.
– Mais attends ! Je ne veux pas.
– C’est bien ce que je dis : tu ne veux pas.
– Non, je ne veux pas que ça se termine. Je te veux toi.
– N’importe quoi ! On n’agit pas comme ça quand on aime quelqu’un.
– Laisse-moi le temps de te montrer.
– J’en ai assez. Je ne comprends pas.
– Je t’expliquerai.
– Oui, je sais, tu m’expliqueras, c’est compliqué.
– Non, enfin oui.
Elle soupire.
– Au fait, tu as gagné ?
– Oui, dit-il timidement. Mais j’ai mal aux pieds.
– C’est bien. Je suis fière de toi. Fais tremper tes pieds dans de l’eau tiède et du gros sel. Ça te soulagera.
Elle lui tourne le dos pour composer le code de la porte.
– Salut, bonhomme !
– Attends, ne me laisse pas.
– Rentre chez toi. J’ai besoin d’être seule ce soir.
– On se voit demain ?
– Je ne sais pas. Je ne sais plus.
– Je t’appelle ?
– Si tu veux.
La porte se referme. Il reste seul sur le trottoir avec un sac à la main. Elle appuie sur le bouton de l’ascenseur. Les larmes ne viennent pas. Son téléphone sonne. C’est lui. Elle ne répond pas.
Pendant sa course, il pensait à elle. Un pas après l’autre. Une foulée après l’autre. Il s’était dit qu’il irait lui donner un baiser après l’autre. Ça lui donnait du courage. Ça le faisait tenir dans sa course effrénée. Il doublait un concurrent puis un autre. Il entendait les gens crier, encourager. Il ne sentait plus ses pieds, il ne sentait plus la douleur. Il franchit la ligne d’arrivée en déchirant le ruban. Il sourit, il se dit qu’elle serait fière de lui.
Le soir, chez elle, dans son lit, elle se dit : « tant pis ».
Le soir, chez lui, dans son lit, il se dit : « j’ai rien compris mais maintenant oui ». Il lui dira les mots doux qu’il a, pour elle, au fond de lui.

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