La montagne en face de moi

La montagne en face de moi, je la vois dès le matin, c’est mon premier bonheur. Je préviens mon entourage : « vous allez voir un spectacle étonnant ». Et j’ouvre d’un coup les volets. Elle est là, tous les matins différente, embrumée parfois jusqu’à mi-pente quand un nuage s’est lové dans le fond de la vallée et n’en finit pas de s’étirer, ou au contraire resplendissante de soleil si le sommeil ou la paresse nous a laissés enfermés plus que de raison, parfois saupoudrée de neige fraîche sur son sommet, ses sommets en réalité, tant elle se dévoile diverse quand on la gravit, tant elle nous surprend par ses pics, ses vallonnements et ses verrous inattendus. La montagne m’accompagne toute la journée, elle s’anime du bruit des sonnailles, des aboiements des chiens, de la lumière qui se joue de ses reliefs jusqu’à l’embrasement du soir.

A mi-pente il y a les chalets, les chalets d’alpage avec leur toit de lauzes ou de tôle rouillée, leurs murs de pierre sèche, les framboisiers qui envahissent le petit terre-plein qui leur servait de terrasse dominant la vallée. Ils sont là vaillants même si plus personne ne vient y passer la nuit, même l’été, ils témoignent de la vie passée dure, où l’on fauchait encore ces prés pentus et gardait longtemps les moutons en altitude, loin des effluves écœurantes de la bergerie, loin des effluves de la vie du hameau, de ses haines recuites, ses passions, ses désirs fous, ses horizons bouchés.

 

Quitter la ville, ma voisine en savait quelque chose, ah oui cela avait été le rêve de toute son enfance et maintenant elle ne savait plus ce qui l’emprisonnait le plus fort : le bruit des voitures, la promiscuité des transports ou le bruit du vent et la promiscuité des voisins à qui rien n’échappe. Elle ne savait plus ce qui lui tenait le plus chaud , la montagne immuable ou la foule pressée qui la portait presque sur les trottoirs encombrés. Elle avait appris à lire entre les lignes, les lignes des arbres, des toits, des lisières de la forêt de mélèzes. Elle avait appris l’envers des choses, les héritages qui n’en finissaient pas, les successions que l’on se racontait, chacun à sa façon, chacun sûr de son fait, sûr de s’être fait avoir _mais vous savez j’ai laissé faire, parce qu’il faut bien que la vie continue_ et la vie continuait lestée de ces dettes et de ces créances que personne ne reconnaissait mais qui tissait une étrange toile où chacun avait son rôle, une toile qui les reliait tous entre eux, qui les reliait à la montagne, aux prés qui sont pâturés maintenant par les bêtes d’Antoine parce que Thierry a bien voulu lui laisser bien qu’un autre les aurait bien pris lui aussi, au chalet à mi-pente qui a été vendu, on le croit mais on ne sait pas très bien à qui, en attendant c’est Antoine qui y met son foin pour la mi-saison quand l’herbe est trop rare.

 

Et quand on a retrouvé Armand au pied de la falaise, la toile s’est tendue d’un coup, tissée bien serré pour ne rien laisser filtrer du malheur d’Armand, de ce matin où il avait quitté la maison familiale chaude et lourde et pleine d’odeurs déposées en strates par des générations de gens qui s’étaient aimés en silence, ne rien laisser savoir de son pied qui a glissé parce qu’il était parti un jour où la montagne était mauvaise, ne rien laisser dire de son désarroi quand, lasse du vent, des nuages accrochés à flanc de montagne, des mélèzes orangés de l’automne, des bouleaux étincelants dans le soleil, lasse de tant de beauté qu’elle ne partageait plus avec lui, sa femme avait quitté le hameau.

 

Bien sûr ma voisine partageait la vie de la vallée depuis presque trente ans maintenant mais elle était restée l’étrangère, son histoire était trop courte, elle n’avait pas de racines. Quand le 11 novembre ils égrenaient les noms de leurs morts _mort pour la France_ venant du plus petit hameau aujourd’hui inhabité _ mort pour la France_ elle sentait qu’elle n’était pas des leurs, les noms étaient gravés dans la pierre, certains un peu effacés par les intempéries qui se moquent pas mal du devoir de mémoire, un côté pour 14-18 et l’autre pour 39-45, la liste était plus courte mais c’étaient les mêmes noms _mort pour la France_ quelquefois les mêmes prénoms _mort pour la France_ il n’y avait pas tant de familles que cela dans la vallée. La litanie républicaine sonnait ferme et sûre d’elle. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre comme à l’église autrefois, tous ils étaient là regroupés autour du monument quel que soit le temps, le maire avec sa ceinture tricolore, les feuillets de son discours tremblant dans le vent, les anciens avec leur porte drapeau, les pompiers, les gendarmes et quelques enfants que l’instituteur avait réussi à convaincre de venir.

 

C’est drôle la mémoire des autres, elle en avait pourtant des choses à partager, le silence du père qui était parti au maquis et n’en avait jamais rien raconté à part quelques anecdotes pour amuser les enfants, le silence de la guerre d’Algérie que son mari n’avait jamais rompu _mais avait-elle su le solliciter aussi ?_ avant que son esprit ne s’égare pour retrouver la paix de l’enfance.

 

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