La nuit je ne mens pas

Un beau jour ou plutôt une nuit. Oui, c’est mieux la nuit. On ne se voit pas mais on sent l’âme de l’autre parce que, dans le noir, l’essentiel n’est pas caché. Je ne vois pas ton corps, tu ne vois pas le mien. Je sens ta peau, tu sens ma peau. J’entends ton souffle, tu entends le mien. Je vois ton âme, tu vois la mienne. Dans ces moments-là, on n’a pas besoin de prendre une torche pour s’éclairer dans le tunnel. On n’a pas peur du noir, on n’a pas peur du doute qui nous envahit le jour. La nuit, tous les chats ne sont pas gris. La nuit, nos rêves nous expliquent notre réalité. La nuit, notre cerveau se repose de tous les ennuis, de toutes les questions. Des questions comme : « pourquoi as-tu brisé la bouteille qui me contenait ? ».
J’étais bien dans ma bouteille. Je voyais le monde et je me sentais protégée. J’ai beaucoup voyagé quand on m’a jetée à la mer. J’ai traversé sept mers, cinq continents en passant par des rivières, par des montagnes qui grondent leur colère. J’ai salué la faune et la flore. Elles seules avaient remarqué qu’il y avait quelqu’un dans la bouteille qui flottait, flottait et se laissait aller au gré des courants et des marées. Un jour, pas une nuit, j’ai croisé le regard d’un arbre tout sec. Je n’ai pas compris comme il pouvait être tout sec alors qu’il y avait de l’eau tout autour de lui. J’étais triste pour lui mais l’arbre m’a souri. Je n’ai pas compris.
Une nuit, pas un beau jour, je me suis retrouvée dans un désert, toute petite dans un désert. Personne autour de moi, du sable devant, du sable derrière, du sable à droite, du sable à gauche. Des rafales de vent soulevaient ce sable de temps en temps.
Tous les cris, les SOS étaient vains, personne pour les entendre, personne pour me tendre la main. Tous les appels au secours résonnaient en écho dans la bouteille qui me contenait. J’ai alors arrêté de crier, j’ai arrêté de pleurer et j’ai juste regardé, plissé les yeux quand le soleil m’éblouissait, écarquillé mes pupilles quand les étoiles filaient et me donnaient espoir dans la nuit noire.
J’aurais pu téléphoner, envoyer un sms, bref, utiliser n’importe quelle technologie à ma portée pour me sortir de là. Oui mais voilà, j’étais dans une bouteille jetée à la mer et je savais au fond de moi que j’étais porteuse d’un message pour la personne qui me retrouverait.
Jour et nuit, tu cherchais ton chemin dans le désert. Monté sur ton chameau, tu gardais l’œil vif et le corps alerte de ton passé militaire. Toujours sur le qui-vive en cas d’embuscade. Toujours à te méfier des gens et des apparences. Toujours te rappeler que tout est imposture, tout est faux même l’oasis, le point d’eau que tu aperçois au loin là-bas. Tu te sentais seul et inutile dans cette mission.
A force de déambuler jour et nuit sur ton chameau, tu en avais même oublié ta mission. Aller chercher une lampe à frotter avec un génie enfermé dedans ? Non, ça ne devait pas être ça. Ce n’est pas une mission qu’on donne à un gars comme toi, un para, un homme qui n’a peur de rien, qui ne craint ni la faim, ni la soif, qui ne croit ni en la vie, ni en la mort. Un homme qui est déjà mort dedans.
Dans ton esprit un peu embrumé, tu te rappelais vaguement qu’on t’avait donné trois jours et trois nuits pour sortir du désert. Qui t’avait dit ça ? Tu ne le savais plus mais sa voix résonnait encore et bourdonnait dans tes oreilles au point de presque te rendre fou. Rester lucide, tu savais le faire. Tu n’allais pas te laisser emporter par la folie, les illusions, tes désirs d’évasion.
Les pas de ton chameau te berçaient. Tu sentais le sommeil s’immiscer. Pour gagner le combat, tu as préféré marcher toi-même et t’enfoncer dans le sable. Ça allait te tenir éveillé. Tu as mis un pied à terre, puis l’autre. Ton chameau a plongé la tête dans l’eau et a bu goulûment. Ce n’était donc pas un mirage. Tu as trempé tes mains, lavé ton visage, ta tête pour chasser le sommeil. Tu as pris ta gourde pour la remplir et boire. Tu t’es allongé en laissant tremper tes pieds dans l’eau. Tu as regardé le ciel et compté les étoiles, comme les enfants comptent les moutons. Tes yeux se sont fermés et tes lèvres ont formé un sourire apaisé. Tu as dormi une heure ou deux, peut-être même plus.
Ce n’est pas le jour qui t’a réveillé, c’est une bouteille. La bouteille qui me contenait. Tu as saisi la bouteille, étonné de voir quelqu’un dedans puis, tout à coup, à nouveau méfiant : comment une bouteille était-elle arrivée là ? C’était forcément un piège tendu par l’ennemi.
Tu m’as observée de près, de loin, sans vraiment osé me toucher. Je croyais être protégée dans ma bouteille, que personne ne me voyait, personne ne me chamboulerait si je restais cachée là. J’ai réalisé qu’une bouteille était une très mauvaise cachette.
Tu me regardais, tu voyais à travers moi. Tu savais dès les premiers instants, dès les premiers regards à qui tu avais affaire, à quel type d’ennemi et comment le combattre. Je te laissais perplexe, je ne rentrais dans aucune catégorie d’ennemi. Pour toi, la vie c’était toi contre tous. Les autres étaient tous des ennemis, un ennemi potentiel, une personne qui peut te faire mal, te blesser et même te tuer. Et pourtant, tu n’arrivais pas à détourner le regard. Tes sens se sont mis en alerte. Tu sentais le danger approché. Même enfermée dans ma bouteille, j’arrivais à te déstabiliser.
Tu ne pouvais pas laisser faire. Tu as saisi la bouteille qui me contenait et tu l’as brisée. J’ai senti le vent chaud sur mes joues, j’ai fait un pas vers toi puis un autre. Je me suis arrêtée, je me suis redressée, j’ai regardé autour de moi. Je ne voyais plus les bancs de sable à perte d’horizon. Je voyais ma liberté, je voyais la vie, je voyais que je n’avais plus peur. J’ai rempli mes poumons pour avoir du courage. Je t’ai tendu le message que je portais avec moi. Tu as croisé les bras et tu m’as dit : « T’es qui, toi ? » avec un sourire que tu avais du mal à dissimuler. Je t’ai dit : « Je suis celle qui devait te délivrer ce message, je suis le génie qui exauce tes désirs, je suis celle que tu devais trouver sur ton chemin. Merci d’avoir brisé la bouteille qui me contenait. Je ne sais pas pourquoi tu l’as fait. Je ne sais pas pourquoi tu ne l’as pas fait avec douceur. Tu m’as chamboulée, tu m’as secouée, tu m’as libérée et maintenant tout tourbillonne dans ma tête et dans mon cœur mais je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur avec toi. »
Tu n’as pas répondu. Tu as tendu la main pour récupérer le message. Tu m’as regardé en biais, un peu sceptique mais avec l’envie de croire à tous mes mots. Je n’étais pas ton ennemie, tu l’avais compris mais ta nature et tes réflexes de survie prenaient le dessus sur tes émotions. Tu n’as jamais écouté ni fait confiance à tes émotions. Ce sont elles qui perdent les hommes, ce sont elles qui les tuent.
Tu as déroulé le papier. Il y était indiqué le chemin pour sortir de ce désert. Il ne te restait plus qu’une nuit pour réussir ta mission. Je t’ai tendu la main. Tu ne l’as pas prise. Tu as pris les rênes de ton chameau, tu es parti devant. Tu t’es tourné et tu m’as dit : « Tu viens ? ».
On a marché côte à côte toute la nuit sans se donner la main, sans échanger une parole. Cette nuit-là, nous avons dévoilé nos âmes. Je n’ai pas vu ton corps, tu n’as pas vu le mien. J’ai senti la chaleur de ta peau, tu as senti la mienne. J’ai entendu ton souffle, tu as entendu le mien. Tu as vu mon âme et j’ai vu la tienne. Nous avons échangé des regards et des sourires.
Nous sommes partis côte à côte, nous avons laissé les bris de verre de la bouteille qui me contenait s’enfoncer dans le désert.
Tu marchais confiant, tu avais accompli ta mission même si tu ne savais plus vraiment en quoi elle consistait. Tu avais la certitude au fond de toi que c’était fait.
Le soleil émergeait derrière une dune. Le jour se levait. Un beau jour après une nuit. Nous n’avons pas plissé les yeux, nous avons marché droit vers la lumière puis tu as pris ma main.

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