Venise

J’ai pris l’avion de nuit à travers la tornade. Les larmes, l’affolement, la terreur. J’ai pris ma guitare, des cordes en plus, trois tee-shirts peut-être moins. Ils étaient partis pour Venise, nouveau départ, 12 ans de mariage. Il l’a hameçonnée avec des promesses d’espadon grillé, le train chabada, les glaces au réglisse. L’accident, c’était pas prévu. Il a fallu un coup de fil pour que je sache que j’avais perdu mon frère. Perdu à jamais. Lui, moi, pas mal d’années en apnée, chacun sa vie de son côté. Je croyais que tout nous avait séparés. Mais non, tu vois, je suis là. L’avion décolle, dans une heure peut-être à peine plus, je serai à tes côtés. Est-ce que tu as les yeux fermés ? Est-ce que tu es correctement sapé ? Ou comme d’hab, en short et croquenots ? Elle n’a pas dit ça. J’ai pas demandé. Elle m’a juste hurlé de venir, qu’elle était seule dans son hôtel, que Venise était une sale ville, qu’elle haïssait les canaux et les badauds, que l’hôpital était loin, que je me magne, en avion ou en train. Les bras m’en sont tombés. « Réagis, elle a dit, réagis ! » Elle pleurait et je regardais ma guitare. Elle parlait et je ramassais mon passeport, planqué dans un tiroir, une brosse à dents et pas grand-chose de plus. Elle m’implorait et j’ai cherché sur Internet, un billet, un passe partout, un passe murailles. Rétines inondées, cœur en ébullition, l’échos de ta voix tout près, mon frère, tes bras largement ouverts. C’était pas vrai, t’étais pas mort. J’aurais voulu l’ignorer, la vérité, mais sans faire exprès je faisais face. Déjà dans l’ascenseur, déjà en bas, hélant un taxi, les yeux au fond de la route, fluidité sur l’autoroute. Le panneau des vols au départ. Une corde, non, je peux pas, faut que je garde toutes les miennes au cas où. Mon visage bouleversé, trempé, les yeux hagards. J’aurais bien voulu vous dépanner, mais là, vraiment non. Je me suis assis. J’ai attendu l’annonce, sorti des partitions. Bach. Simon and Garfunkel. Satie à la guitare, je me souviens que tu trouvais ça original. Qu’est-ce que tu veux entendre, mon frère ? Je vais jouer pour nous. Juste nous. Comme quand on était petits, qu’il était tard et qu’on chantait tout doucement pour qu’on nous entende pas. Parfois, la porte s’ouvrait sans qu’on s’en aperçoive. C’était maman. Elle disait : « Vous chantez les garçons ? Mais c’est l’heure de dormir ! » Elle s’approchait, nous embrassait, rangeait la guitare dans la housse, remontait nos draps. Attends-moi, mon frère. Je suis tout près. Tu vois, maintenant je suis dans l’avion. On va partir. Attends-moi.

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