Douze femmes

La table de ferme au milieu de la pièce principale, recouverte d’une toile cirée rouge à pois blancs, n’attend que ses invitées pour le goûter : crêpes, croûtes à thé , brioches et bolées de cidre. La porte est ouverte sur les camélias en fleurs du petit jardin. La porte de la maison de Frédérique est toujours ouverte aux quatre vents. Les rires s’envolent.

Un mois avant.

A  Paris dans le douzième arrondissement, douze femmes sont réunies pour un stage de sophrologie, relaxation. Etendues sur leurs tapis, elles écoutent la voix enveloppante comme des algues chaudes de  Virginie, la sophrologue . Au centre , des petites roses en boutons. La pièce sent bon la sauge, la lavande, le millepertuis.

–          Vous marchez sur une plage de sable blanc, le ciel est bleu, il fait chaud, vous vous sentez bien. Lentement, pas à pas vous entrez dans l’eau, dans cette mer calme, très calme. Vous marchez, marchez et commencez à vous enfoncer dans l’eau. Vous descendez doucement dans les profondeurs de la mer, si vous n’y arrivez pas, mettez des plombs aux pieds et descendez tout au fond de cette eau si bleue,  si limpide, si chaude.

La voix de Virginie paraît  de plus en plus lointaine, d’un autre monde ;sauf pour Sylvie, phobique de la tête sous l’eau. Son petit visage fragile, yeux gris bleu et nez minces, pleure tout entier. Elle s’assoit la tête dans les mains et arrête l’exercice. La voix de Virginie continue :

–          Maintenant vous êtes tout au fond de la mer au milieu des bancs de poissons et vous avancez pour chercher…..

La voix s’arrête cinq secondes  comme pour ménager un suspense :

–          Un cadeau. Cherchez bien derrière chaque rocher, prenez votre temps, déplacez les coquillages, chacune doit trouver son cadeau le remonter précieusement et le partager avec sa voisine.

Surprise générale à la remontée ! Aucune des femmes de 28 à 66 ans, n’a trouvé de cadeau. Le fond de la mer était jonché d’objets hétéroclites : filets de pêche accrochés à des ancres rouillées, bidons en plastique, mais pas de cadeau.

Le 8 mars à Landernau

Elles ont fêté l’événement dans la crêperie du vieux pont habité et après, direction l’exposition Lorenzo Mattotti à la Fondation Leclerc.  Elle s’éparpillent dans les salles aux couleurs pastel. Orange pour   « Psyché ». Nicole , psychothérapeute reconvertie , commente à Priya le dessin très freudien d’un enfant endormi sur son lit, tenant le mamelon rouge vermeil de sa mère, belle rousse aux seins volumineux, penchée sur lui. Hélène et Sophie, deux femmes managers, glissent en apesanteur   devant la série nell’acqua dans la salle « Amour »:   des corps enlacés se bercent dans l’harmonie d’une eau transparente, infinie, d’un bleu turquoise. Elsa sur la pointe des pieds se cambre  devant une affiche de danseuse, comme pour prendre son envol, sous les yeux d’ une Rosalie ébahie. Frédérique, seule, photographie des dessins à l’encre de chine, blanc lumineux sur noir «  L’obscure clarté de la forêt ». Elles se retrouvent, les douze , à lire ensemble dans la salle au ton blanc sable « Anges ».

–          L’ Ange symbolise la compassion. Il enserre, apaise les êtres dans ses bras. Il leur prête ses ailes  pour laisser derrière eux les tourments et vivre dans un monde sans pesanteur.

Le 9 mars au Diben

Après avoir copieusement  goûté dans la maison de Frédérique, les douze décident de se balader sur le chemin côtier en partant de la jetée jusqu’à Port Blanc. Sur l’indicateur indice 116 ,  grande marée jour de tempête.  Elles prennent leurs cirés sur la patère, enfilent leur bottes de pêcheurs, sont prêtes à affronter les éléments. Les vagues sont impressionnantes entre les rochers découpés, envahissent la digue. Les casquettes, lunettes, écharpes volent. L’écume dessine  sur la terre et les rochers des fleurs de mousse, blanche comme de la neige. Elles chantent Trenet « la mer qu’on voit danser le long des golfs clairs a des reflets d’argent »mais en version bretonne  «la mer qu’on voit en transe le long des criques grises ». Elles arrivent à Port Blanc, le visage rougi et mouillé par les embruns cinglants mais riant comme des folles et s’arrêtent sur la plage de sable  et galets pour planter leur regard dans cette mer.

Sort des flots un homme,  très grand, très beau,  cheveux bouclés et yeux mordorés ; jaillissant  d’une vague ondoyant comme un feu follet, il marche paisiblement vers la plage. Les femmes, se lèvent d’un bond, comme mues par un ressort collectif et d’une seule voix crient :

–          Le cadeau, le cadeau !

Il continue d’avancer , va s’étendre sur un lit d’écume bordé de coquillages et s’endort avec un sourire d’ange. Les douze l’entourent en attendant son réveil. Marie toujours un peu gauche dans son grand corps ouvre son ciré, laisse découvrir son gilet avec des poches à paillettes, mis pour la fête.  Les beaux yeux bleu outremer de Jessie qui n’ont jamais su pleurer versent des larmes irisées sur le corps de l’Inconnu. Frédérique photographie la scène. Elsa ouvre le bal par de gracieux entrechats. Une farandole se forme autour de la couche d’écume.  Les sorcières  ont le diable au corps, elles  tournent de plus en plus vite, chantent de plus en plus fort.  L’Ange se réveille,  s’étire pour décoincer ses ailes polychromes et leur sourit :

–          Désolé les filles, j’ai un rendez vous urgent avec le Diable dans un rade de Plougasnou, il faut que je file ; le chouchen ça n’attend pas.

 

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