Au bon endroit au bon moment

Descendre la rue. Avec grâce ou avec disgrâce. Le sol brille. Les jambes vrillent. Le soleil brille. Les pensées vrillent. Descendre la rue. Passer sous les nuages, sous le brouillard. Marcher à tâtons. Disgrâce dans le mouvement, dos voûté, menton rentré, les pieds en canard pour faire comme un chasse-neige à l’envers. Grâce dans les rêves, les yeux grand-ouverts, le sourire aux lèvres.
Descendre la rue pour aller chercher le pain. Prendre le bus pour monter la rue, ça demande moins d’effort, c’est évident. Mais quand le bus nous passe sous le nez, il ne reste plus qu’à monter la côte. Ne jamais céder, ne rien lâcher. Avec ou sans le bus. Avec ou sans grâce. Mais toujours garder le sourire.
Garder le sourire. Avec ou sans dents. Avec ou sans bruit. Avec ou sans appui. Avec ou sans aide. Rater le bus. Prendre celui d’après ou ne pas attendre le suivant. Le laisser prendre d’autres passagers plus pressés, plus fatigués ou tout simplement plus chanceux de ne pas l’avoir raté.
Monter la côte tranquillement en regardant droit devant le sommet, la cime si haute que le regard se perd parfois à droite sur les bouquets du fleuriste qui donnent de la couleur à cette journée grise, parfois à gauche sur les restaurants encore fermés.
Quand il fait jour, cette côte est jolie. Quand il fait nuit, elle est morbide. Quand il fait jour, on la monte ou on la descend du côté joli, du côté fleuri, du côté du parc. Quand il fait nuit, on prend l’autre trottoir, allez savoir pourquoi, le côté triste, le côté sombre même quand il fait jour.
C’est une drôle de rue, cette côte. Même le bus y passe un peu vite, il roule droit devant, il prend son élan à l’arrêt de la place, s’élance pour éteindre le moteur arrivé en haut de la côte. Tant d’efforts, de coups d’accélérateur, de changement de vitesse pour redonner un petit coup de peps au moteur. Surtout si le bus est bondé. Tout ça pour annoncer, même pas fièrement, « Terminus, les voyageurs sont invités à descendre » d’une voix distante, froide, inhumaine.
Les portes s’ouvrent, le froid s’engouffre, les pieds piétinent, les gens se poussent et s’éparpillent sur le rond-point.
Des klaxons retentissent. Un piéton est passé au vert, bravant les cieux. L’automobiliste tape sur son volant, crie des noms d’oiseaux qui restent enfermés dans leur cage à cause des fenêtres fermées. Le piéton, le casque sur les oreilles, continue son chemin, les lèvres remuant discrètement et la démarche légèrement dansante.
L’automobiliste essaie de se calmer, de faire le vide avant de passer la première. Il entend « tu vas mourir, cochon ». D’où vient cette voix, il n’y a personne dans l’habitacle. Il pâlit, sa respiration s’arrête. Ses yeux s’agitent de droite à gauche, de haut en bas. Il ne bouge pas la tête. Il inspire profondément.
Il a une drôle de sensation, comme s’il avait entendu le piéton lui parler. Il est certain que c’était sa voix. Pourtant il ne le connaît pas, il ne se souvient même pas de son visage. Il sait qu’il a pilé quand une silhouette a surgi devant lui. Pour lui, pas de visage, pas de couleur de vêtements, juste un danger évité. Il s’arrête sur le côté, au terminus du bus. Il pose son visage sur ses mains quelques secondes, se frotte les joues, les yeux, passe les mains sur son front et les fait glisser sur son crâne et sa nuque. Il coupe l’autoradio. Arrêter la musique, c’est ça, pour reprendre ses esprits. Il soupire un bon coup et sursaute au coup de klaxon. Un coup d’œil dans son rétro. Le bus ! « Tu vas mourir, cochon ! » Le bus est en plein élan de fin de côte. L’automobiliste, paniqué par la menace, craint sa fin de vie. « Tu vas sourire, p’tit con ! » A-t-il bien entendu ? Il n’a pas pris le bus. Il met sa main sur son cœur. Ouf ! Il sourit. Première. Clignotant. Il repart en faisant un petit signe de remerciement au chauffeur de bus.
Autour du rond-point, des klaxons retentissent à l’unisson. Des cris, des chants, des pétales qui volent, des rires, des robes, des talons, des chignons, des costumes, des cravates, des baskets mais blanches pour faire un peu classe. La musique résonne, les cloches sonnent. Les gens klaxonnent. Les bruits s’envolent laissant place à d’autres musiques, d’autres folies, d’autres moments de vie.
Enfin, elle arrive en haut de la côte. Elle a vu deux autres bus lui passer sous le nez pendant la montée. Son chemin ne s’arrête pourtant pas là. Elle pourrait s’arrêter boire un p’tit café pour se réchauffer avant de choisir sa route. Au rond-point, il y a un autre fleuriste qui, pour égayer le grand carrefour, mord sur plus de la moitié du trottoir en déversant un tapis multicolore. C’est le rôle d’un fleuriste, n’est-ce pas ? En plus, la fontaine d’un design plutôt seventies, censée embellir le rond-point, n’envoie pas d’eau. L’architecte, sûrement déprimé ou assoiffé, a conçu des plaques de plexiglas pour donner l’illusion de jets d’eau.
Après le café, elle pourrait aller au ciné, au marché ou descendre une autre rue pour aller feuilleter des magazines à la médiathèque. Assise sur la terrasse, elle promène son regard sur la vie, les gens qui traversent cet endroit à ce moment-là. Des gens qui choisiront une des rues, une embouchure de métro, une porte de magasin à pousser ou à tirer. Elle digresse en se disant que les commençants devraient faire attention à leur porte d’accueil : c’est plus facile de pousser une porte que la tirer. Si tu veux des clients, fais en sorte qu’on pousse ta porte.
Elle regarde ces moments de vie qui glissent. Un livre est posé sur la table d’à côté : « Je suis né avant mon père ». Son téléphone sonne. Un message. « Est-il trop tard pour dire « je suis désolé » ? » Elle repose son téléphone sans répondre, jette à nouveau un œil sur le livre abandonné. Oui, c’est vrai, se dit-elle, certains sont nés avant leur père. Tellement qu’ils considèrent la vie de leur père plus que la leur. C’est peut-être comme ça que les gens réagissent à la mort de leur père. Chacun vit ses maux comme il peut pour remonter la pente.
Son téléphone resonne. « Je suis en bas de chez toi « . Elle est en haut de la côte. Encore une fois, il n’est pas au bon endroit au bon moment. Le serveur lui apporte son café allongé avec du lait froid et pose un thé sur la table d’à côté. Elle ouvre le spéculos pour le tremper dans le café. Son voisin revient s’asseoir, trempe le sachet de thé pour laisser infuser quelques minutes, s’adosse sur son siège et ouvre son livre.
– Excusez-moi, l’interrompt-elle, je voulais vous demander, ça vous plait ? Ça parle de quoi?
– De la mort d’un père.
– Ah, et ce n’est pas trop triste ?
– En fait, non, parce que ça parle de la mort d’un curé qui pique les lettres de sa voisine. Mais, je l’avoue, ça parle aussi de la mort en général. De la mort des gens qu’on aime. Et l’histoire du curé, c’est pour dédramatiser. Parce que le curé est persuadé que ses paroissiens l’ont aimé.
Son téléphone sonne : « Pourquoi te caches-tu ? »
– Vous ne répondez pas ?
– Je ne sais pas. On n’est pas au même endroit.
– Vous êtes marrante, c’est à ça que ça sert un téléphone. À pouvoir se parler quand on n’est pas au même endroit.
– Oui je sais. Mais c’est bien aussi de se parler quand on est à côté.
Elle boit une gorgée de son café tiédi. Il verse le sucre dans son thé infusé.
– Vous avez bientôt fini votre livre.
– Oui, c’est vrai. Je peux vous le laisser si vous voulez quand je l’aurai terminé ?
– Pourquoi pas, c’est gentil.
– Vous venez souvent dans ce café ?
– De temps en temps, ça dépend du bus, des fleurs, des klaxons.
– Moi, je viens d’emménager dans le quartier et j’aime bien venir lire ici, dans tout ce bruit, dans toute cette vie.
– Vous habitiez où avant ?
– Loin…mais c’était avant.
– Je comprends.
– Dites-moi, ça vous dit qu’on se revoit là et je vous donnerai mon livre ?

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