Et après

Sans dessous dessus. C’était un euphémisme. En ouvrant la porte, elle avait découvert le spectacle de son appartement. Comme une vision de champ de bataille. Elle avait d’abord eu du mal à ouvrir la porte, puis elle mesurait chaque pas pour ne rien casser de plus. Enfin arrivée au milieu de la pièce, elle observa autour d’elle. Le sol était jonché de feuilles en tout genre et d’objets en morceaux. Sa chaise de bureau reposait en équilibre sur des bibliothèques encore debout. Dans un coin, des livres avaient formés un tas comme pour se soutenir et s’accrocher les uns aux autres. On aurait dit qu’une tornade avait ravagé la pièce, alors que dehors tout état calme. Qui aurait cru qu’ouvrir un portail inter dimensionnel pouvait causer autant de dégâts.

 

Anna resta ainsi au milieu de cette pagaille pendant un long moment. Elle ne savait pas par où commencer. Fallait-il ramasser ce qui était au sol en premier ou bien relever les meubles ? Mais surtout, Anna ne savait pas comment continuer sa vie. Avant d’entrer dans son appartement, elle avait encore pu croire qu’elle avait tout imaginé. Qu’elle s’était endormie sous le chêne et avait fait le rêve le plus réel de sa vie. Mais maintenant, elle se tenait au centre des conséquences d’une chose impossible, tenant une preuve encore plus impossible dans sa main. Une preuve qu’elle ne voulait pas sortir de sa poche. Elle savait ce que dévoilerait le morceau de papier glacé. Elle laissait ses doigts errés sur le satiné, faire le tour encore et encore des images. Pourtant, elle ne le sortit pas. Au lieu de cela, elle ressortit de l’appartement et courut. Elle courut jusqu’à ce que ses jambes ne puissent plus la porter et que ses poumons soient en feu. Elle courut se réfugier au milieu des arbres. Epuisée, elle s’allongea dans l’herbe et laissa son regard tracé les contours des feuilles qui se découpaient dans le ciel. Petit à petit, son souffle s’apaisa et ses jambes cessèrent de trembler. Son esprit se remit lui aussi à fonctionner correctement. L’instant de répit s’arrêta aussitôt. Cette bulle magique qui suspend le temps et les pensées pendant l’effort éclata. Anna ne pouvait pas courir sans cesse pour échapper à la réalité. Elle ne pouvait pas enfouir à jamais ces dernières semaines. Elles étaient trop incroyables pour être vrai. Pour avoir une place dans sa vie ordinaire. Et en même temps, elles étaient tout ce qu’elle avait toujours attendu. Un peu d’aventure, de magie et de mystère. Néanmoins maintenant qu’elle avait vécu tout cela, elle ne savait que penser. Finalement, cette petite vie bien rangée d’avant lui convenait très bien.  C’était bien plus simple. Mais elle ne pouvait pas la reprendre là où elle l’avait laissé. Elle ne pouvait plus faire semblant. Elle ne pouvait plus ignorer qu’il y avait d’autres mondes bien plus extraordinaires que le sien. Elle se devait d’admettre qu’elle ne voulait pas être ici.

 

En fermant les yeux, elle pouvait encore sentir le vent rageur sur sa peau. Les feuilles qui lui fouettaient le visage. Le rouge du ciel. Et cette vague sombre et haineuse qui menaçait d’engloutir tout sur son passage. Le dernier essai d’un esprit dérange pour faire disparaitre le monde. Les mondes. Toutes ces images contrastaient avec l’atmosphère ambiante. Le soleil réchauffait doucement son visage et les oiseaux gazouillaient de leur jolie musique. Pourtant, les ténèbres logées dans son esprit s’incrustaient au plus profond de son âme. Elle revoyait sans cesse ce visage déformé qui riait. Il savait. Il savait que son dernier acte ne réussirait pas. Ils étaient tous prêt à lui faire face. Mais en réalité, ce n’était pas ce qu’il avait cherché à accomplir. Il avait voulu la punir. La punir d’avoir déjoué tous ses plans. La punir d’avoir été acceptée et aimée. La punir d’entrevoir une vie qu’il ne pouvait même pas imaginer. Alors pendant que tous les autres étaient occupés, il l’avait renvoyée d’où elle venait. Il l’avait envoyé retrouver sa vie d’avant.

 

Anna se força à revenir au présent. A ne plus penser à cet instant. Ses joues étaient humides, mais elle ne pouvait pas arrêter les larmes. Passer d’un monde connu à un monde inconnu l’avait désorientée, mais revenir la désespérait. Elle sortit enfin le papier de sa poche. Elle voulait effacer les derniers instants, bien trop noirs, pour se souvenir de tout le reste. Devant elle, il y avait des amis, des sourires, des promesses. Sur le papier, elle voyait son avenir. Elle se leva alors, déterminée. Non elle ne resterait pas ici. Elle ne le voulait pas. Ce qu’elle souhaitait c’était retourné dans ce monde étrange. Et elle trouverait un moyen. Elle en était capable. Elle ne pouvait pas abandonner. Elle n’envisageait pas de reprendre le cours de sa vie. Cet appartement semblait si vide. Son travail n’avait pas de sens. Et personne ne l’attendait ici. Forte de cette nouvelle détermination, elle rentra puis rangea tout jusqu’à la nuit tombée. Puis elle s’effondra dans son lit, épuisée. Son sommeil fut peuplé de rencontres, de batailles, de magie et de destinées.

 

La douce lueur du matin la réveilla. Elle ouvrit les yeux avec un sourire qui disparut aussitôt. Elle les referma comme pour tenter de replonger dans ses rêves. Impossible. Elle soupira et se leva. Elle se glissa alors à nouveau dans cette routine d’un autre temps. Enfiler un pull. Préparer du thé. S’asseoir sur le balcon. Tout aurait pu sembler normal, si elle n’avait pas emmené partout avec elle cette photo. Vestige d’hier. D’un hier qui semblait bien plus lointain qu’un simple 24h. Elle ne pouvait pas et ne voulait pas reprendre sa vie où elle s’était arrêtée. Mais que faire alors ? C’était bien d’être décidée. Encore mieux d’être déterminée. Mais le comment repartir demeurait ? Elle posa alors sa tasse sur la table et alla chercher papier et crayon. Elle avait toujours mieux réfléchit en écrivant.

 

En faut de la page, Anna écrivit « Retrouver sa vie ». Cette phrase la fit réfléchir un instant. C’était étrange de définir que sa vie représente quelques semaines dans l’espace de son existence, mais c’était ce qu’elle ressentait. Sa vraie place n’était pas ici. Elle y était née et elle y avait grandi mais elle n’y avait pas vraiment vécu. Elle laissa de côté ses réflexions métaphysiques et entreprit de trouver un plan. Ou au moins quelque chose à faire. Elle ne pouvait pas rester là à attendre. Elle espérait que quelqu’un la cherchait, de l’autre côté. De l’autre côté de quoi. Il n’y avait rien de tangible pour indiquer où pouvait se trouver cet autre monde. Peut-être n’était-il même pas à côté. Anna mâchonnait le bout de son crayon en réfléchissant. Cette fois, elle ne stoppa pas ces pensées. Après tout, il n’y avait plus grand-chose qui l’étonnait. Donc, elle nota « Trouver l’entrée du monde ». Avant de pouvoir traverser, elle devait trouver où. Puis « Comment l’ouvrir ». Une fois ouvert, rien de plus facile que de traverser. Pas besoin de plan pour cela. A moins que … A moins qu’il existe bien plus de mondes différents et qu’alors il faille trouver le bon. « Comment arriver au bon endroit ». Elle regarda alors sa feuille. Les actions étaient simples mais justes. Pour autant comment les réaliser ? Ce n’était pas comme si il y avait un manuel sur les voyages inter dimensionnels.

 

Anna se leva alors d’un bond. Peut-être pas un manuel, mais ne dit-on pas qu’Internet est une source inépuisable d’informations. Elle ouvrit son ordinateur qui avait survécu miraculeusement à la tornade. Elle lança une recherche et espéra. Elle espéra de toutes ses forces qu’elle ne soit pas la première et que quelque chose dans cette toile géante puise l’aider. Les premiers résultats traitaient de romans, films et séries. Sources inépuisables d’informations tirées de l’imagination des autres. Mais l’imagination n’avait rien de tangible. Alors elle se mit à chercher dans les bas fonds de la toile où les théories les plus improbables se mêlaient aux récits les plus fantaisistes. Rien ne correspondait à ce qu’elle avait vécu. Elle se tourna alors vers les sciences. Peut-être qu’elle pouvait y trouver une solution.

 

Anna chercha et chercha encore. Elle écuma les pages internet, les bibliothèques, les facultés de sciences. Toute sa vie ne tournait plus qu’autour de cela. Pendant plusieurs semaines, elle se laissa dépérir. Jusqu’à ce qu’un jour, elle craque. Il n’y avait plus d’espoir, ni d’étincelle dans son regard. Elle n’avait plus envie de continuer à attendre. Alors dans cette pièce au fond d’une bibliothèque dont elle avait oublié la localisation et le nom, elle se laissa sombrer. Elle flotta seule entre conscience et rêve pendant de longs moments jusqu’à ce que la bibliothécaire la découvre. Et de cette rencontre naquit une amitié, une compréhension. Louise, cette bibliothécaire stricte mais aimante avec son chignon bien serré, la prit sous son aile. Elle lui redonna un cadre et un but dans la vie. Anna ne cessa pas de chercher mais elle reprit peu à peu dans cette vie, ce monde. Louise ne lui posa pas de question. Elle lui offrit juste une présence rassurante et une oreille attentive.

 

5 années passèrent ainsi. Malgré tout, Anna n’avait pas abandonné. A certains moments, elle avait voulu mais cette photo posée sur sa table de chevet l’en empêchait. Elle ne voulait pas cesser de croire qu’un jour, elle les reverrait. Qu’un jour, elle retrouverait ce monde qui ressemblait aujourd’hui plus à un rêve. Un rêve qui pourtant avait plus de goût que la réalité, que sa propre vie. Elle vivait mais elle n’avait pas réussi à s’ancrer à nouveau dans ce monde si banal. Ce monde sans éclat dans lequel elle se sentait prisonnière. Elle attendait que quelqu’un l’existence de ces autres mondes. Elle se voyait vieille et grisonnante revoir une dernière fois le monde de ses rêves. Elle n‘espérait plus de pouvoir vivre cette vie qu’elle s’était imaginé là-bas. Elle n’espérait plus que quelqu’un l’attende encore. Juste de pouvoir avoir une preuve qu’elle n’avait pas rêvée. Que tout était vrai.

 

Elle espéra jusqu’au jour où une tornade retourna son appartement et où une main se tendit à travers le vide.

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