Le seigneur du hameau

Maurice s’accrochait à la lueur du jour qui commençait à poindre. Il était allongé là, dans son champ enneigé, depuis au moins huit heures, et quelques flocons s’étaient mis à tomber, comme une caresse sur sa joue tuméfiée. Maurice n’avait pas peur. A sa place, un autre aurait paniqué, mais lui n’était pas fait de ce bois-là. Pourtant, il tremblait de plus en plus fort sous la morsure du froid. L’humidité avait gagné du terrain, traversé la grosse canadienne fourrée, le pull de laine épaisse et le maillot de corps. Il la sentait sur sa peau à présent, sournoise, mauvaise, résolue à le soumettre. Il n’allait pas se laisser faire ! Mal à l’aise, le vieux montagnard essaya de se retourner un peu, mais la douleur le transperça avec une telle violence qu’il sentit monter la nausée et se dit pour la première fois qu’il pourrait bien y rester, crever là, dehors, comme un chien, tout près de sa maison. Battant la minute d’avant, vulnérable l’instant d’après.
Penser pour se donner la force, s’ordonna-t-il. Parler à voix haute. Rester vivant.

Je m’appelle Maurice Clusaz. Je suis né le 8 février 1947, juste après la guerre, au hameau du Pelvard, près de Val d’Isère. A l’époque, on la surnommait Val Misère et personne n’aurait imaginé que ce village hostile, asservi par la neige trop abondante, allait devenir, bien des années plus tard, ce repaire cossu de millionnaires et de vacanciers aisés.
[Et si je crève, qui va s’occuper de mes bêtes ?]

Après deux fausses couches, ma mère avait fini par penser que son corps robuste n’était pas fait pour enfanter. Mais la troisième fois fut la bonne, et je m’accrochais, comme je m’accroche aujourd’hui, pour lui prouver qu’elle était capable d’être mère, ça oui. Et une bonne mère, douce, aimante et présente, malgré l’ouvrage. Le père, je ne le voyais pas beaucoup. La ferme, même modeste, lui prenait tout son temps et il trimait du matin au soir, comme son père et son grand-père avant lui, pour nous faire vivre.
Il est mort quand j’avais 15 ans. J’avais arrêté l’école un an plus tôt, pour aider, et ça ne me manquait pas. Je n’avais jamais aimé apprendre. Il fallait descendre au village et ça pouvait prendre plus d’une heure, l’hiver, quand la neige bloquait la route. Je détestais ce chemin. Petit, il me faisait peur, puis l’ennui s’était substitué à la crainte.
J’étais en train de m’occuper des chèvres quand j’ai entendu la mère crier. Je suis arrivé aussi vite que j’ai pu et je l’ai trouvée, qui secouait mon père et étreignait son corps immobile. C’était la première fois que je la voyais l’enlacer ainsi. J’étais gêné et j’ai détourné le regard. Plus tard, quand elle a pu parler à nouveau, elle m’a dit qu’il était tombé d’un coup. Raide mort. Je n’ai pas pleuré tout de suite. Je me disais : « Elle se trompe, c’est impossible, on ne meurt pas comme ça ! Il va revenir… »
On a continué tous les deux, la mère et moi. On a travaillé encore plus dur. Des trois fermes du hameau, c’était la nôtre la plus petite, pourtant on ne s’en sortait pas si mal.
[Et si je crève, qu’est-ce qu’elle va devenir, ma ferme ?]

Un jour, j’ai eu 30 ans. « Il serait temps de te trouver une femme et de me donner des petits-enfants, mon fils, tu ne crois pas ? » me sermonnait la mère. Et moi, je lui répondais en riant : « Pour trouver une femme, il faut du temps, il faut de l’argent, il faut du bien. Quelle femme voudrait vivre ici, hein ? »
C’était toujours la même rengaine et elle n’insistait pas. Même si j’avais l’air d’en rire, elle savait que j’avais raison. Un hameau loin de tout, douze âmes, trois fermes. Levé tôt, couché tard, dehors par tous les temps, même le dimanche, pas de sorties, pas de fortune, juste le minimum, pas de confort, enfin, la télé quand même. L’odeur des bêtes jusque dans la maison, qui se mélangeait à celle des corps, de la cuisine et du feu de bois. La chaîne de montagnes pour horizon. Mes montagnes. Moi, je ne serais parti d’ici pour rien au monde. Mais quelle femme aurait voulu de cette vie-là ?
[Et si je crève, il n’y aura plus personne après moi…]

Puis j’ai eu 50 ans. Depuis longtemps, la mère me laissait tranquille avec ses histoires de femme et de petits-enfants. Elle n’allait plus très fort, la mère, et c’était moi qui devais assurer toutes les tâches à l’extérieur. Pas le temps de rêvasser, de se lamenter, de se dire : « j’aurais peut-être dû… » Même pas le soir, dans le lit, car à ces heures-là, on s’écroule et on dort.
Il a fallu vendre les chèvres. J’ai gardé les poules, les lapins et les trois vaches. C’était dur, mais j’y arrivais. La mère, elle, se ratatinait de jour en jour et commençait à débloquer un peu. Le matin où je l’ai retrouvée à errer dans le champ des Matthieu, à demi-nue malgré le froid, j’ai pensé : « Il va falloir la placer. » Le maire s’est occupé de tout. Il a trouvé une maison de retraite à Bourg-Saint-Maurice. Mais Bourg, c’est loin, et je n’allais pas la voir souvent.
Dix ans déjà qu’elle est partie.
[Et si je crève, qui ira mettre des fleurs sur sa tombe ?]

J’étais tout seul à la maison, maintenant. Avec mes bêtes. La mère avait un petit pécule de côté, alors j’ai acheté une télé neuve et une machine à laver. Et j’ai retapé l’étable.
En 2008, les voisins ont vendu, l’un après l’autre, à des Parisiens et à des Anglais. Ça n’a pas fait long feu. Les premiers ont revendu quelques mois plus tard, les autres ont tenu cinq ans. Désormais, l’unique habitant du Pelvard, c’était moi. Le seigneur du hameau, avec ses montagnes pour horizon. Le maître du monde ! Et toujours un cœur à prendre, comme dit Romain. Romain, c’est le guide. Un bon gars. Il m’a confié que quand il fait des balades à raquettes avec les touristes et qu’il passe par ici, il leur raconte un peu ma vie. « Ça ne te gêne pas ? » il a demandé. « Non, tu peux y aller, si ça les intéresse ! » j’ai répondu. Les touristes, ils aiment les histoires d’homme seul dans son hameau. Ils doivent trouver ça exotique.
J’aime bien Romain. De temps en temps, il passe avec quelques copains à lui. Ils apportent du vin, des bonnes choses à manger, on casse la croûte et on discute. Ça fait du bien. « Tu devrais essayer l’Amour est dans le pré ! » Romain aime bien me charrier avec ça. « Tu me vois, moi, avec ma ferme, mes poules et mes lapins à la télé ? » je lui dis. Et on se marre. Quand ils repartent, on est tous un peu soûls et je sais que ça sera dur, le lendemain matin, mais je suis content. Avant de s’en aller, ils rangent tout et m’aident à faire la vaisselle. « Ta maison est bien tenue, Maurice. Impeccable, un vrai petit nid. » Tous ceux qui viennent ici disent ça. Même les randonneurs, ceux qui s’arrêtent, ils ne disent rien, mais je vois bien à leurs regards fureteurs et à leurs sourires qu’ils n’en pensent pas moins. Ça m’énerve. Un homme seul, un vieux garçon, ça devrait vivre dans un gourbi ?
[Et si je crève, qui va la nettoyer, ma maison ?]

Avant-hier, j’ai eu 70 ans. Soixante-dix ans et jamais malade. Ce serait trop bête de crever aujourd’hui en bonne santé. Allez, accroche-toi, Maurice. Pour marquer le coup, comme on dit, j’avais acheté du confit de canard, une bonne bouteille, du Nuits-Saint-Georges, un mille-feuille et j’ai dégusté ça devant Inspecteur Barnaby. J’étais bien. Si on m’avait dit que, deux jours après, j’allais me retrouver coincé dans la neige, à appeler comme un con et à parler tout seul. Mais qui pourrait m’entendre, ici ? Quelle idée, aussi, d’être sorti dans le noir à une heure pareille… Avec tout ce qui est tombé depuis deux jours, 30 centimètres, au bas mot. Le maire avait raison, j’aurais dû acheter un téléphone portable. Je lui ai ri au nez quand il m’a sorti ça, l’autre jour. « Et pourquoi pas Internet ? », j’ai répondu.
J’imagine déjà la tête de Pierre Marchal, quand on lui annoncera : « On a retrouvé Clusaz raide de froid à 50 mètres de sa maison ! » Ça va faire le tour de la vallée, c’est sûr. Je vais passer pour qui, moi ? Comme s’ils ne se foutaient pas déjà assez de ma gueule de vieil ermite de 70 ans « qui n’a jamais quitté sa ferme et n’a jamais eu de femme, tu parles d’une vie, il y en a encore des comme ça, c’est quelque chose », et blablabla et blablabla. Je les emmerde ! Si, des femmes, j’en ai eu. Enfin, une. Mais quelle femme ! Je l’avais connue par les petites annonces. Elle n’est pas restée longtemps. Trois mois. C’était juste avant que la mère passe, j’ai presque perdu en même temps les deux femmes de ma vie. Virginie, elle s’appelait. C’est beau, Virginie, c’est chic. Pas un nom de femme à vivre à la ferme, même à 10 bornes de Val d’Isère ! Elle avait 50 ans. On n’aurait pas eu d’enfant, bien sûr, mais elle aurait pu être heureuse, en s’habituant. Je n’ai pas dû savoir y faire…

Putain d’humidité ! Ça me rentre dans le corps de partout, dans les tripes, ça se faufile, ça m’empoisonne le sang, ça suinte dans la tête, dans la gorge, le nez… Virginie, tu te souviens de moi, au moins, Virginie ? »
[Et si je crève, le dernier mot que j’aurai dit, ce sera son prénom.]

Le maire était monté au Pelvard aux petites heures. Il devait faire visiter l’ancienne ferme des Matthieu à un Parisien qui voulait l’acheter et y organiser des ateliers d’écriture loin de la ville. Lorsqu’il avait vu le corps recroquevillé sur la neige, il avait aussitôt compris. Maurice Clusaz était encore envie, alors il avait vite appelé les secours. Sacrée carcasse, le lascar ! Il avait eu de la chance, ce ne devait pas être son heure. Il allait s’en tirer avec une belle fracture ouverte, quelques contusions et une hypothermie carabinée, pas de quoi mettre ses jours en danger. Quand même, ils sont increvables par ici, avait-il pensé.
Maurice allait être content, bientôt il aurait de nouveaux voisins. Des amoureux de la montagne, des mots et de la solitude en bonne compagnie. Des citadins de passage, qui auraient peut-être envie d’écouter son histoire, puis de l’écrire, pourquoi pas ? Un homme seul dans son hameau, ils trouvent ça exotique, ces gens-là…

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