Retrouvons-nous demain

Retrouvons-nous demain lui susurra t’il à l’oreille. Elle ne bronchait pas, sourde à sa demande. Sourde tout court lui expliqua le garçon de café qui la connaissait bien. Essoufflée, elle transpirait. Elle venait de courir et l’avait doublé de son ample foulée, le bonnet couvrant des cheveux noirs qui s’échappaient en mèches dans la nuque. C’est cela qui lui avait fait accélérer le pas, sa course trouvant dans cette silhouette svelte et rapide une nouvelle motivation. Le jogging du matin recommandé par son cardiologue n’incluait pas l’arrête au bar, mais la jeune femme y était entrée, il avait suivi et se trouvait déconfit face au barman qui le regardait d’un œil goguenard. Il s’était assis sur un haut tabouret, les pieds posés sur la barre transversale, il ne savait trop quoi commander. Pas soif. Juste envie d’être près d’elle. Et quand bien même, qu’est ce que cela peut faire ? Etre près d’elle, sans qu’elle en ait conscience. Ici ou ailleurs. >lui, il avait failli y passer comme on dit. Y passer, un passage, cela lui semblait d’un comique décalé. Maintenant qu’il allait mieux, que son cœur avait de nouveau les battements qu’il faut, le rythme adéquat, il n’avait en tête qu’une idée : que ce cœur tout neuf batte pour quelqu’un. La poitrine occupée par une partie d’un autre se gonflait à l’idée d’avoir peut-être rencontré LA femme. Un greffé et une sourde. Elle poserait son oreille contre sa peau et n’entendrait pas les cognements désordonnés d’après l’amour, mais sous ses doigts elle les ressentirait et ce serait bien plus merveilleux. Il en était là de ses rêveries quand elle s’approcha de lui. Elle avait enlevé son bonnet, ses cheveux ébouriffés la rendait plus juvénile encore. Elle lui sourit. « Vous n’êtes pas mon genre, offrez-moi un verre » Elle s’assit sur le tabouret voisin, tout proche. Elle avait retiré sa veste vert pomme et l’avait posée sur le bar, un peu plus loin. Ils étaient seuls, excepté le serveur qui faisait mine de les ignorer mais ne perdait rien de la scène. Ils chantaient tous « joyeux anniversaire », ça traversait le plafond, le bruit des pas, les rires et les exclamations rendaient sa solitude plus pesante encore. Il s’était enfermé depuis dix sept heures dans sa chambre en espérant être moins submergé par la joie des autres. Il se rassurait en pensant que ce n’était que l’expression d’une fête mais en aucun cas le signe d’un bonheur tangible. Il savait bien, lui ausssi, faire comme si. Quand on lui demandait s’il était heureux, il regardait son interlocuteur d’un air désespéré, il savait très bien jouer avec les expressions de son visage. Une longue expérience de faux semblant, il connaissait par cœur les codes qui font leur effet. Il savait faire rire d’une grimace, son œil gauche pouvait à volonté regarder en coin sans que le droit ne bouge. C’était sa façon de répondre aux questions dérangeantes. Faire le pitre. Alors, la joie des autres il s’en méfiait, il ne la prenait pas comme une évidence, comme la vérité. Oui il savait donner le change, les autres lui fichaient la paix et c’est tout ce qui importait. Il s’était allongé sans retirer ses chaussures, ce qu’Angèle lui aurait aussitôt reproché. Mais tant mieux elle était partie, tant mieux il était libre enfin, tant mieux il n’était plus obligé de faire semblant. Joyeux anniversaire continuaient-ils là-haut, happy birthday, tu parles !! L’incongruité de cette chanson lui avait sauté aux oreilles alors qu’il n’avait pas trente ans. Se réjouir de vieillir, il faut vraiment être inconscient. Dépression avait diagnostiqué le docteur Dujardin, alors là, s’il avait connu Angèle il aurait dit libération. Les symptômes sont différents tout de même ! Bon je vais quand même leur dire de se calmer un peu. Ca m’empêche de penser. Il sort ce soir. Pas d’autorisation à demander. Ca c’est le pied ! Il va se balader dans un quartier qu’il a repéré l’autre jour. Il y est passé rapidement à l’arrière d’un taxi qui le ramenait chez lui, passablement ivre. C’est André qui avait fait en sorte qu’il puisse rentrer sans sa voiture. Il avait pris cette habitude de boire plus que de raison, il acceptait toutes les invitations pour pouvoir s’imbiber en ayant l’alibi de trinquer. Boire seul ne le rebutait pas, mais il n’aimait rien tant que le brouhaha des soirées arrosées. Quand c’était possible, il prenait le métro. Tout fringant à l’aller, chiffonné au retour, les yeux rougis par la fumée et l’alcool, avachi sur la banquette. Il essayait malgré tout mais sans succès de garder un certain maintien. Mais quand la limite était dépassée, aussi bien pour l’heure du dernier métro que pour la quantité d’alcool ingurgitée, alors il prenait le taxi. Quelques potes de banlieue lui offraient de dormir chez eux mais il refusait toujours. Il tenait plus que tout à se réveiller chez lui. Son sommeil en pointillé était ponctué de clopes fumées et de cafés avalés avant de comater de nouveau, affalé sur le couvre-lit. Tout ça c’est depuis qu’Angèle est partie. Ah oui, je vous ai dit qu’elle m’avait quitté mais ce n’est pas tout à fait juste. Je n’en parle pas trop car je crains de fatiguer mon auditoire, mais je vous jure qu’un jour vous saurez tout de cette histoire sordide. J’ai quelques problèmes avec mon cœur, il paraît que je fume et bois trop. Dujardin, m’a mis en garde, je risque gros. Bon ceci dit qu’est ce que ça peut faire si j’y passe ? hein ? je ne manquerai à personne. Oh là là ma tête !!! ça craint ce soir, pas remis de la soirée d’hier. Et ces crétins qui font la foire au-dessus de ma tête ! Merde il pleut maintenant. Alors il va se mettre sous le porche, dos collé contre la lourde porte de bois. La pluie qui rebondit sur le trottoir éclabousse ses bottines de daim. Il les regarde, se penche, l’eau lui tombe sur les cheveux. Il fait quelques pas en avant, s’écroule dans la flaque qui reflète la lueur des réverbères. La nuit, la pluie, les gens chez eux, les voitures dont les phares se dispersent en mille gouttes. Tout cela vit, vibre, la même chanson tourne en boucle dans sa tête « il n’y a plus d’après…

» Il ne sait pas d’où lui revient ce refrain. Ses lèvres le fredonne en silence.

Puis des pas se rapprochent, s’arrêtent à ras de son visage. Tout s’accélère, il sent qu’on le tourne, il se retrouve le visage sous l’averse, c’est divin, il ouvre la bouche. Boire l’eau du ciel, en direct, du producteur au consommateur. Son cerveau sourit. Pourquoi tout s’agite comme ça d’un coup ? il se sent soulevé, emporté. Ce soir, il le sait, il ne dormira pas dans son lit.

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