Signes du destin

Il a écrit son nom. Entièrement. Avec une majuscule au début. Un peu comme il avait appris à l’école, un peu aussi comme il avait vu les lettres dans les livres. Certaines lettres s’entrelaçaient, d’autres étaient plus espacées. C’était son écriture qui se dessinait, c’était son nom qui apparaissait. Il avait vidé tout l’alphabet, déversé des mots, fait glisser son stylo sur des phrases avec ou sans sens puis signé son nom, en entier.
Il relut sa lettre, souffla sur l’encre pour qu’elle sèche. Il avait puisé son inspiration dans ses rêveries. Lui seul comprenait ce que ses mots sous-entendaient. C’est ce qu’il croyait. Il aurait aimé être compris par d’autres que lui. Il aurait aimé impressionner par sa verve et son verbe.
Il posa la lettre sur la table où les tulipes fanaient déjà par manque d’eau ou par trop d’exposition à un soleil soudain. Il ouvrit chaque tiroir à la recherche d’une belle enveloppe pour y insérer sa lettre. Une enveloppe fine et délicate comme la lettre qu’il venait d’écrire. Il plia soigneusement sa feuille pour que le contenu en soit aussi révélé par le dépliage. Il l’inséra dans l’enveloppe, la cacheta, la posa sur la table près des tulipes et fit une pause. Il ferma les yeux, revoyant danser ses figures de style. Le pollen des tulipes tomba sur le coin de l’enveloppe quand il ouvrit les yeux. Un signal ? Un timbre parfumé indiquant qu’il était temps de remettre le courrier à un destinataire.
Il se leva, enfila une veste, glissa l’enveloppe dans sa poche intérieure. Il claqua la porte, fit tourner deux fois les clefs dans la serrure. Il hésita quelques secondes à les mettre sous le paillasson ou sur l’encadrement de la porte. Pour ne pas s’encombrer l’esprit, ni les poches, il les enfonça dans la terre encore humide de la rosée du matin, plaça un gros caillou plat dessus, s’essuya les doigts sur les cuisses et s’engagea d’un pas ferme et décidé dans les rues de la ville.
Un pas après l’autre, il regardait soit en l’air, soit par terre, soit droit devant. Chaque seconde qui défilait lui faisait changer son champ de vision. Tête en l’air pour admirer les paons dans les arbres, tête en bas pour remarquer, sur le rebord, un objet oublié, un objet perdu, un livre tombé d’un sac dont le titre l’avait fait sourire : « La dernière chute ». Avait-il été placé là exprès ou bien était-ce vraiment sa destinée de tomber si près du bord ?
Il passa devant un café très huppé, très guindé où le prix du café était indécent. Il entendit une blonde décolorée, botoxée, repulpée dire à sa copine aux cheveux bouclés : « Je ne sais plus comment habiller les enfants pour qu’on les distingue des pauvres. » La copine, un peu désabusée, lui répondit : « Dans la vie, le plus difficile, c’est de se renouveler. »
Une petite brise se leva, il sentit l’air chaud le pousser légèrement vers la gauche. Autre signe du destin ? Il prit la rue à gauche. La rue était calme et silencieuse. Personne devant, personne derrière. Il pressa un peu le pas, regarda droit devant, le menton levé, les épaules redressées. Même pas peur, se dit-il.
Il mit sa main droite sur son cœur, l’enveloppe était toujours là. Rassuré, il se mit à sautiller comme le font les enfants parfois. Arrivé au bout de la rue, il s’arrêta pour évaluer la suite des événements. Quatre chemins devant lui, quatre possibilités. Comment ne pas se tromper ? Il entendait au loin les trompettes des gitans. Il vit passer en trombe des enfants à trottinette, ceux qu’il fallait habiller autrement pour les distinguer des pauvres, pensa-t-il. Il aperçut, dans le square, le vieux Lucien. Quand les gardiens n’étaient pas là, Lucien jardinait tranquillement son petit lopin de square et racontait, à qui voulait bien l’écouter, les fleurs, les saisons et comment elles pouvaient soigner les maux. Un autre signe du destin ? Il décida de passer à travers le square pour continuer son chemin. Il sourit et salua Lucien en passant. Lucien l’avait mis en garde contre les rats qui se faufilaient sournoisement dans les allées et grignotaient ses bégonias.
Il poussa le portique en métal vert sapin et le laissa claquer et rebondir deux ou trois fois sans l’amortir aucunement. Il aimait ce bruit qui lui faisait remonter des souvenirs d’après école, des odeurs de pains au chocolat chauds, le goût du jus de pomme en brique qu’il buvait à la paille en deux secondes tellement il avait soif d’avoir tant couru.
Aujourd’hui, il ne court pas, il se laisse porter par le vent, par le destin. Il croise un pigeon qui se dandine devant lui de sa droite vers sa gauche. Pas envie d’être pris pour un pigeon, il part dans le sens opposé. Les fenêtres sont ouvertes dans les étages supérieurs. Il entend frémir les oignons et les poivrons. Ça sent bon. Au rez-de-chaussée, la télévision est un peu forte derrière les barreaux et les rideaux jaunis par le tabac. Il comprend qu’il s’agit d’un reportage sur les champs de salades à Meaux.
Il marche depuis longtemps maintenant, il a marché droit devant, il n’a pas tourné en rond mais il n’a toujours pas trouvé de destinataire à sa lettre. Il se remémore quelques détails. Ses majuscules, ses minuscules et les boucles dans ses P. Il revoit l’espace occupé, les blancs, les lignes sautées, les alinéas. A-t-il écrit droit ? Il aurait peut-être dû prendre du papier à lignes pour éviter les vagues de ses lignes et le vague à l’âme.
Il ralentit le pas, s’arrête presque. Il est soudain triste et mélancolique. La lettre écrite est-elle destinée à quelqu’un ? En tout cas, elle est bien dans sa poche et, malgré la chaleur, elle ne sue pas, elle ne coule pas. Il a bien fait sécher l’encre pour en être certain. Ça serait ennuyeux que sa lettre, si elle arrivait à destination, soit devenue complètement illisible. C’est une des raisons pour lesquelles il avait décidé de ne pas la mettre en bouteille.
Pourtant, il aimait aller à la mer, s’asseoir sur le sable chaud et perdre son regard dans l’horizon. Il avait été tenté par la bouteille à la mer. La plus belle façon de donner la main au destin, avait-il songé. Du romantisme, de l’aventure, des échappées belles. Il avait peut-être eu peur d’être déçu par le retour en terre ferme de la bouteille. Il n’y a que dans les livres que la bouteille arrive à bon port. Il avait alors choisi de jouer son destin autrement, un peu plus sûrement. C’est comme ça qu’il s’était retrouvé à errer d’une rue à une autre, d’un trottoir à un passage piéton, à la recherche d’une boîte aux lettres, d’un endroit où déposer son cœur endolori.
Il avait choisi le côté à l’ombre, avait essuyé de son front, de son menton, la moiteur qui tentait de s’installer. Son regard se posa sur le porche, imposant et propre, avec des sculptures qui souhaitaient la bienvenue. La porte était entrouverte. Pas besoin de code pour passer, juste de la curiosité. Il regarda à droite, à gauche avant de s’engager. Il poussa délicatement la porte, passa la tête la première pour vérifier si la voie était libre.
La fraîcheur lui fit du bien et lui donna un peu plus de courage. Il enjamba l’énorme porte d’entrée et s’avança lentement. Sur sa droite, une rangée de boîtes aux lettres, avec des noms écrits en entier. Sur sa gauche, près d’une deuxième porte, les plaques dorées de toutes les professions libérales représentées dans cet endroit. Ses yeux s’immobilisèrent sur la plaque indiquant « Étude graphologique. Escalier B. 1er étage. Sur rdv ». Si c’est sur rendez-vous, on ne laisse plus faire le hasard, se dit-il. Il prit alors l’escalier A. Quelques marches menaient à l’ascenseur et aux escaliers. Il choisit, à son grand étonnement, de monter à pied. À chaque étage, il regardait la couleur des portes, le nom sur les sonnettes.
A un étage, il ne vit pas de nom. C’était là ! Il prit l’enveloppe qu’il gardait soigneusement dans sa poche, la lissa un peu puis la glissa sous la porte.
Il descendit l’escalier en courant comme le font les enfants parfois. En sortant dans la rue, il ne s’arrêta pas plus et continua à courir, sans vraiment savoir dans quelle direction. Il dépassa la mairie, la piscine municipale, la bibliothèque, le café des mégères, la boulangerie. Il s’arrêta d’un coup, d’un seul.
Pourquoi avait-il couru ? Pourquoi s’était-il échappé ? Pourquoi avait-il eu si peur ? Il souriait et se moquait un peu de lui et de sa peur enfantine. Il reprit son souffle, se repéra un peu dans l’espace pour se retrouver. Maintenant que sa lettre avait un destinataire, il ne restait plus qu’à laisser faire le destin.
Il marchait d’un pas léger, le cœur léger. Comme à l’aller, son regard se posait en l’air, par terre ou droit devant, avec, cette fois-ci, la conviction qu’il avait fait ce qu’il devait faire. Il avait désormais confiance en aujourd’hui et en ce que lui réservait demain.
Il s’approcha de sa maison. Il chercha les clefs dans les poches de son pantalon, souleva le paillasson puis tapota tout autour de la porte pour y sentir ses clefs. Il s’assit sur le perron, les coudes sur les genoux, les mains sur les joues. Un peu comme le font les enfants qui boudent.
Il pensait à la belle journée qu’il avait passée. À sa belle lettre, avec son écriture, ses mots, ses phrases, son histoire. Avec l’alphabet tout utilisé. Avec son nom écrit en entier. Que veut dire son nom au fait ? Il porte celui de son père. Ça veut dire qu’il est le fils de son père. Dans certains pays, le nom qu’on porte signifie « enfant de » avec une caractéristique propre à la famille comme, par exemple, « enfant d’un être cher ».
Perdu dans ses pensées et ses analyses de nom, son regard se porta sur le caillou plat qui avait été déplacé. Quelqu’un avait pris les clefs de chez lui…

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