À Vos Chants

C’était dans ses gènes. Enfin c’est ce qu’il croyait. Pourtant il n’avait jamais entendu ses parents chanter, ni son frère, ni ses sœurs. Lui, il est né le 8 novembre 1963 ou le 9, il ne sait pas trop. Son premier cri, c’était le 8, son premier chant le 9. Il aimait dire qu’il était né en chantant.
Sa grand-mère lui disait souvent, la larme à l’œil, qu’il ressemblait à son grand-père. Elle lui confiait, rien qu’à lui, qu’il chantait souvent après la guerre « Ami, entends-tu… » et que ça la faisait rire parce qu’il était sourd comme un pot. Un obus qui avait explosé trop près de lui mais heureusement suffisamment loin, lui avait-elle dit.
Ses parents ne voulaient rien entendre. « Chanteur, ce n’est pas un métier, fiston. Dans notre famille, il n’y a pas de ça ! ». Comment pouvait-il leur répondre, sans paraître insolent, « ben si, papy ! ». Il passa son enfance et son adolescence à bien étudier, à écouter papa et maman. Il chantait quand il allait prendre le goûter chez sa grand-mère. Elle aimait le voir ainsi. Il lui rappelait tellement son Lucien.
Après de brillantes études et un travail alimentaire, il eut aux premières lueurs de l’an 2000 un court-circuit. Un AVC, mini rupture d’anévrisme, un bug informatique dans son cerveau brillantissime. Rééducation motrice, rééducation en orthophonie. La parole lui est revenue en chantant. Ça, heureusement, il n’avait pas oublié.
Dix-huit ans plus tard, il est grand-père. Son petit-fils est né le 21 janvier à dix heures rue de Charenton. Un petit pressé qui n’a même pas laissé le temps à ses parents de se rendre à l’hôpital Saint-Antoine au bout de la rue. Il sera pilote automobile celui-là, pensa-t-il.
Il avait appris cette naissance alors qu’il chantait dans la salle d’attente du Pôle Emploi. La crise financière était passée par là, son âge n’avait fait qu’avancer. « Monsieur, vous êtes surqualifié et vous avez dépassé les cinquante ans. Ça va être compliqué ». Ah, les conseillères Pôle Emploi. Quelle tristesse et quel manque d’entrain ! Il lui prouverait à cette coincée du parapluie qui ne savait sûrement même pas lire : il sera directeur général en septembre 2018.
Il prit congés de la conseillère, enfila sa veste, la toisa avec une expression joyeuse et lui dit tout bas : « Je m’en fous, Madame, je viens d’apprendre que je suis grand-père. Malgré mon grand âge, vous voyez, je vais préparer un énorme buffet. C’est pas insurmontable pour un vieux comme moi, Mademoiselle. Bonne fin de journée. »
Il sortit le sourire aux lèvres et commença à chantonner. Il avait passé son enfance à sillonner les arrondissements de Paris en chantant. Il rentra chez lui, se déshabilla. Sous la douche, il chantait toujours et encore. Aujourd’hui, il chantait « J’aurais voulu être un artiste ». Il ferma le robinet d’eau chaude, celui d’eau froide. Voilà, il avait enfin décidé de faire de sa vie ce qu’il en avait rêvé. Bien plus tard, il était assis à une librairie. Il signait les poèmes et les chansons qu’il venait de publier.

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2 réponses à À Vos Chants

  1. Corinne SB dit :

    Merci pour ce joli portrait d’ artiste papy ! quelle joie de vivre et quel optimisme dans ton texte !

    C’est une jolie bouffée d’ espoir pour les soixantenaires comme moi !

    rire ! Merci

  2. Marija dit :

    Merci Corinne
    Je suis très touchée de tes différents commentaires et suis contente de l’enthousiasme que cet homme dont le cœur bat à travers le chant a suscité
    Avec plaisir pour la « jolie bouffée d’espoir »

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