Voler de ses propres ailes

Je suis magnifique, je sens bon ou est-ce le linge qui sent bon ? Quoiqu’il en soit, je suis beau, personne ne peut le nier. Je porte sur moi toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, j’ai le regard vif, les pattes acérées, prêt à décoller.
Le souci, c’est que je n’ai pas d’ailes. Je ne peux pas picorer non plus. Je suis collé. Suis-je fait en papier mâché, en carton ? Je ne sais pas. Je sais juste que je suis beau car j’entends des voix autour de moi le dire dès qu’elles me voient.
Heureusement, on m’a fabriqué avec un sourire. J’aurais tellement aimé avoir de vraies ailes pour pouvoir m’envoler et montrer au reste du monde mon beau plumage. Les anges seraient-ils jaloux ?
Je suis posé là sur deux draps pliés prêts à être rangés dans l’armoire. Que vont-ils faire de moi ? Je ne vole pas, je ne chante pas. Suis-je vraiment un oiseau ? Les oiseaux, les vrais, portent-ils du rouge ? C’est tendance, paraît-il. Le rouge-gorge porte du rouge en tant que signe distinctif. Quel est mon signe distinctif ? Être beau n’en est pas un. La beauté reste subjective et moi, j’ai la sensation de plus en plus forte de n’être qu’un objet.
J’aimerais sautiller sur mes pattes, déployer mes ailes, virevolter dans cette pièce. Je ferais tomber les chaises en passant trop près, ça ferait un vacarme amusant.
Je suis figé et je n’aime pas ça. Pourquoi m’a-t-on créé ainsi ? C’est injuste. C’est inhumain ou, comment dirait-on pour un oiseau, c’est involatile ? Non, c’est moche alors que moi, je suis beau.
La fenêtre est ouverte. Je sens le vent me chatouiller le bec. Je lui dis, souffle, souffle un peu plus fort pour que je puisse m’envoler comme les avions en papier. Il ne m’entend pas. Ça m’agace. Le vent arrive à faire voler des bouts de papier pliés en deux et moi, qui suis plus sophistiqué, il n’y arrive même pas. Quelle déception !
Une famille de papillons vient me narguer en passant devant la fenêtre. Qu’ils sont beaux, qu’ils sont colorés, qu’ils semblent doux et légers ! Je voudrais tant les rejoindre. Je les appelle, je leur demande de me prendre avec eux. Leurs ailes battent un peu plus vite, ils sont déjà partis. Je crois en apercevoir un qui se pose sur une marguerite. Ça sent bon les marguerites, comme le linge fraîchement repassé sur lequel je suis posé. Le papillon butine, ouvre et ferme ses ailes puis, sans prévenir, s’élève dans les airs et disparaît de mon champ de vision. Emmène-moi. Il ne m’entend pas.
Le plafond s’agite au-dessus de moi. J’entends : « Un peu plus au milieu, non, non, pas là, encore un peu, voilà, c’est là, bouge pas, je prends le scotch ». Je ne comprends pas mais je vois plein de boules colorées descendre du plafond. Elles n’ont pas d’ailes mais elles ont l’air de voler. Elles sont jolies et colorées aussi, comme moi.
Une main me soulève. J’ai peur, je ne vois plus dehors, je n’entends plus le vent. La main me fait tourner trop vite. On dirait une chambre d’enfants. J’ai mal au cœur, ça tourne trop vite. Est-ce la sensation que l’on a quand on vole dans les airs ? Je voudrais que cette main me pose quelque part. Dans un endroit où je pourrais rêver à voler.
Je sens une autre main qui me glisse un fil autour du cou. Au secours, je vais être pendu, je vais mourir. Personne n’entend mes cris.
L’autre main dit : « Ici, ça va ? ». J’entends la main qui m’a fait virevolter dire : « Oui, oui, oui, c’est ici ! » L’autre main dit : « Passe-moi le scotch ». Je ne comprends toujours pas mais, en quelques secondes, me voilà en train de voler au milieu des boules colorées. Je n’ai plus mal au cœur. Je sens le vent chatouiller mes ailes collées. Je vole ! À ma manière, je vole !

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