Librairie Bulle

Son regard se portait sur les vitrines embuées des magasins. On ne voyait rien à travers ou si peu, on devinait ce qu’on aimerait y voir. Pour attirer le chaland, des affichettes ou des trépieds avec écrit « soldes » et une flèche indiquant la direction de cette promesse d’hiver.
Son esprit vagabondait en s’imaginant les merveilles cachées derrière ces vitres embuées. Regarder partout sauf vers ce ciel gris, tellement gris qu’il ne fait que pleurer depuis ce matin. Sur le bitume trempé, elle aperçut des pas de cochon peints sur le trottoir.
Fallait-il aussi suivre cette injonction ? Suivre ces pas peints en rose, en blanc ? Indiquaient-ils vraiment une direction ? Destination : le poteau rose !
Elle avait décidé de ne pas les suivre et de continuer son chemin, ses rêveries, malgré la pluie. Le vent s’était un peu calmé et avait arrêté de secouer son parapluie. Sa promenade était enfin passée d’une lutte contre les éléments à un doux moment où elle pouvait avancer, s’arrêter, courir, ralentir comme il lui plaisait.
Au coin de la rue, elle s’émerveilla devant une bâtisse peu commune. Un architecte un peu allumé ou un allumé un peu architecte avait eu l’idée saugrenue de poser quatre pierres au sol, fondation solide pour une librairie. Une pierre à chaque angle de cette librairie ronde.
Intriguée par l’endroit, elle décida d’un pas ferme de pousser la porte. Ses yeux pétillèrent tant elle avait la sensation forte de rentrer chez elle, une bulle d’oxygène avait-elle pensé à haute voix. Chaque recoin attirait son regard et attisait sa curiosité. De sa gauche, l’odeur du marc de café lui titillait les narines. Elle tourna la tête pour mieux voir d’où cela venait. Sur un présentoir, elle vit écrit en belles lettres : « boire un café le matin, ça réconcilie avec la vie. »
Elle s’approcha, se servit une tasse de café fumant, ajouta un nuage de lait, pas de sucre. Elle serra la tasse dans ses mains, souffla sur la mousse à la surface. Elle devinait des formes flotter, comme quand, petite, elle voyait des personnages, des animaux dans les nuages blancs.
Elle alla s’asseoir sur un banc vide en plein milieu de la librairie, avec vue sur le café, vue sur le dôme transparent sur lequel la pluie glissait, vue sur les rayons de littérature étrangère, ceux de littérature française. Au beau milieu de la librairie, elle était amusée par toutes ces couleurs qui émergeaient : la couleur des livres, la couleur des petites cartes d’avis posées dessus, des jaunes, des roses, des bleues, des vertes. Une vraie symphonie de couleurs.
Une dame s’approcha dans son dos :
– Ah, il y a un lapin dessiné dans votre mousse.
Elle se tourna vers la dame avec un sourire apaisé et apaisant.
– Oui, j’ai vu. Ça veut dire que quelque chose va arriver, vite.
– Vous lisez dans le marc de café ?
– Oui, ça m’arrive.
– Ah, ça tombe bien, on a un coin ésotérique là-bas.
– Oui, j’ai vu.
– Je vous y verrai après votre café ?
– Peut-être.
– Il y a d’autres dessins dans votre café, vous avez vu ?
– Oui, ce sont des routes, des chemins. Ça veut dire qu’on va voyager loin, qu’on a la vie devant soi.
– C’est super ça ! Il va vous arriver quelque chose, rapidement. En plus, vous allez voyager, c’est excitant.
– C’est une question de point de vue.
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Parce qu’on est toujours pressés que les choses arrivent.
– Évidemment, ce n’est pas comme si on avait la vie devant soi.
– Justement si, on vit aujourd’hui et maintenant. Chaque jour, on pose une pierre à notre édifice. Un peu comme cette librairie posée sur quatre pierres.
– Mais, vous n’avez pas envie qu’il vous arrive quelque chose et, si possible, vite ? Vous n’en avez pas marre d’attendre ?
– Je n’attends plus, je construis, petit à petit. Je profite de la vie, de ces couleurs qui me donnent le sourire, de la pluie qui me mouille, du soleil qui me chauffe les épaules, du vent qui refait mon brushing.
– Venez, je vais vous tirer les cartes.
– Pourquoi pas.
Elles se faufilèrent entre les rayons. La dame pressa le pas. Toujours la tasse à la main, le café tiédi, elle déambula entre les coups de cœur des libraires, les avis des clients, habitués ou seulement de passage, sur un livre ou le lieu.
La dame était déjà en train de battre son jeu de Tarot. Elle s’assit en face d’elle, à la fois perplexe et sûre d’elle.
– On commence par une question sur vos amours ? C’est peut-être dans ce domaine qu’il va y avoir un changement, vite.
– Non, je ne crois pas. L’amour va et vient. Il repart souvent plus vite qu’il n’est arrivé.
– Mais moi, je vois une rencontre, imminente.
– Sûrement. On rencontre toujours des gens. Mais ce ne sont pas toujours des rencontres amoureuses.
– Je vois des échanges avec cette personne.
– Vous savez, cette personne, ça peut très bien être vous. Vous êtes entrée dans ma vie très vite après avoir vu le lapin dans le marc de café. Il s’agit bien d’une rencontre et depuis quelques minutes, nous échangeons.
– C’est vrai. Vous avez raison. Et pour le voyage alors ? Ah, vous voyez, le Chariot, c’est un signe, non ?
– Encore une question de point de vue.
– Je ne comprends pas.
– Vous voyez, je me sens bien dans cet endroit, je ne suis pourtant pas très loin de chez moi et j’ai l’impression d’être partie dans une autre dimension.
– Alors, vous ne croyez pas au marc de café, au Tarot, à l’horoscope ?
– Oui et non. Je crois de plus en plus en moi. Je vais aller me chercher un autre café. Vous en voulez un ?
– Non merci, j’ai une consultation dans une minute.
Elle zigzagua d’un coin rose à un coin bleu, d’une étiquette blanche à une autre rouge, attrapant au passage un mot, une expression, un titre de livre, le nom d’un auteur. Elle se laissait guider par son odorat, elle glissait sur le sol bétonné jusqu’à la cafetière qui sifflait. Elle remplit à nouveau sa tasse, souffla doucement sur le café. Elle ne vit pas le cœur se former dans la mousse. Son regard s’était arrêté sur le rayon musique. Elle s’avança en pas chassés, la musique jouant déjà dans sa tête. Elle s’approcha des casques suspendus au mur. Elle en mit un sur ses oreilles. La musique lança ses premières notes. Variété ? Classique ? Musique du monde évidemment ! Le voyage par les mots, le voyage par le son. Reconnaître les cordes du violon, elle aimait bien cela. Elle aimait aussi se laisser porter par les vents. L’intensité des cuivres la faisait parfois rougir. Elle ferma les yeux pour se laisser transporter, pour se laisser envahir par ces sons. Des sons porteurs d’émotions, de belles et joyeuses, de tristes et mélancoliques sensations.
La musique baissa un peu, le morceau était terminé. Elle posa le casque sur le petit crochet. Ses doigts glissèrent d’un CD à un autre, d’un vinyle à un autre. Sur les pochettes de disque, il n’y avait pas de petits cartons colorés parce que la musique ne s’explique pas avec des mots, encore moins sur des vinyles. Les mots inscrits sur les pochettes étaient réduits au strict nécessaire parce que la musique parle aux sens. Elle cueille sans froisser.
Elle aimait vraiment cet endroit. Elle se dirigea vers le bar pour poser sa tasse presque vide. En passant devant le rayon livres pour enfants, elle sourit en voyant « Les trois petits cochons ». Finalement, les pas l’ont menée là. Elle feuilleta le conte, la maison de paille, la maison de bois et la maison de briques, le méchant loup qui n’y arrive pas. Elle tomba sur « La ferme des animaux » où les cochons sont rois. Elle avait aimé la métaphore quand elle l’avait lu au lycée.
Elle aperçut la dame en pleine séance de tarot. Le monsieur avait l’air impressionné par ce qu’il entendait de son passé, son présent et son avenir. Il avait l’air un peu perdu aussi.
Le banc au milieu de la librairie était à nouveau vide. Elle s’y installa un livre à la main, un qui avait une étiquette rose en forme de cœur, coup de cœur des libraires. Elle n’avait pas lu le titre, ni remarqué le nom de l’auteur. Elle ouvrit une page au hasard. Pourquoi commencer au début ? Pourquoi finir par la fin ? Les mots la bercèrent et l’emportèrent. Était-ce une épopée ? Un livre de science-fiction ? Une biographie ?
Elle posa le livre sur le banc et se dirigea vers le livre d’or de la librairie. Elle y nota soigneusement « Pour les amateurs de la vie ». Elle quitta l’endroit, la pluie avait cessé. Elle reviendra c’est certain. Elle poussa la porte quand quelqu’un entra.

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2 réponses à Librairie Bulle

  1. Corinne SB dit :

    merci Marija à nouveau pour ce joli moment passé dans la librairie , est ce la librairie de ton libraire à la voix grave? sourire

    Ta narratrice semble apprécier tous les jolis et petits moments du quotidien , une amie m’ a parlé d’ un livre le sel de l’ existence écrit en 2013, L’ as tu lu ?

  2. Marija dit :

    Merci Corinne pour ce doux retour.
    Le libraire à la voix grave est arrivé après, sur un autre atelier et pourrait , pourquoi pas, venir de cette librairie Bulle.
    La librairie est à la fois inspirée de librairies fréquentées et des différentes émotions qu’on peut y vivre, ça en fait cette librairie, un patchwork des ces différents lieux.
    Quant au livre dont tu parles, je ne l’ai pas encore lu mais il est dans ma liste désormais
    Je te souhaite une belle et agréable journée

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