Tel maître, tel chien

Il marche au pas. Il tient la laisse mais ne la tend pas. Elle est molle comme son bras. Il marche sur les pas de son chien. La brise le décoiffe légèrement et traverse les poils du chien. Un petit frisson les parcourt tous les deux, en même temps. Il est parti se promener ce matin. Il avait besoin d’entrer dans sa pensée. Il avait passé une semaine éreintante, son cerveau en ébullition.
En se levant, il avait pris une décision somme toute banale mais, pensait-il, salvatrice. Il avait appelé son chien qui somnolait dans son panier exposant à qui passait devant lui son ventre dodu et rosé de chiot. À l’appel de son maître, le chien bondit sur ses quatre pattes. Il sautilla joyeusement comme un enfant. Romain lui caressa la tête et lui annonça une balade matinale plus longue que le tour du pâté de maisons des matins de semaine. Sa queue frétillait, il s’élança devant la porte d’entrée et jappa de joie.
Romain enfila un jean et un pull, glissa dans ses baskets. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Éclaboussé par les premiers rayons de soleil, il reposa le bonnet qu’il avait entre les mains. Il ouvrit la porte, revint sur ses pas pour récupérer le sac poubelle qu’il valait mieux descendre.
Il avait pris les mêmes rues que d’habitude, du moins au début. Il levait la tête et allait dans la direction des feuilles les plus vertes. Il n’avait pris ni sa montre, ni son téléphone. Il se laisserait aller jusqu’à ce qu’il puisse enfin entrer dans sa pensée. Ça ne lui était pas arrivé depuis quelques temps. Il n’osait se l’avouer clairement mais au fond de lui, il savait exactement depuis quand.
Arrivés dans l’endroit le plus vert de la ville, il ralentit son rythme, il marcha au pas. Le chien tournait la tête de temps en temps pour voir s’il pouvait courir un peu plus vite. Lorsque leurs regards se croisaient, leurs yeux exprimaient de la gratitude et de la tristesse à la fois. Ils s’accompagnaient dans la douleur. Ils s’observaient en silence, avec une drôle d’angoisse qui leur nouait les tripes. Espérer, oui, espérer, c’était ce dont ils avaient tous deux besoin. L’un ayant perdu sa mère à peine sevré, l’autre sur le point de la perdre.
Romain s’était plongé dans son travail pour évacuer ses tristes pensées, ses doutes qui s’immisçaient toujours plus profondément. Ce matin, il savait que cette lutte pour camoufler sa peine était vaine. Il lui fallait se laisser entrer dans ses pensées pour qu’elles puissent à nouveau devenir douces.
La première douceur qui le fit sourire était qu’elle était au vert, comme lui ce matin. Ça lui fit du bien et il était certain qu’elle était bien aussi. Lui vint ensuite une discussion qu’il eut quand il était enfant.
– Maman, pourquoi je m’appelle Romain ?
Il avait entendu plusieurs versions qui allaient de « parce que c’est un prénom qui me plaît bien  » à « c’était le nom de ton arrière-grand-père  » voire « celui d’un révolutionnaire ». Il avait dû entendre la vraie raison qui lui avait fait porter ce prénom. Mais ça ne lui revenait pas.
Le chien tentait en vain d’aboyer au rythme du chant du rossignol. Un rouge-gorge vint se poser sur une souche tout près d’eux. Le chien s’arrêta et le fixa tournant le museau à droite puis à gauche. Il s’allongea sur la mousse et les feuilles mortes pour dévoiler son ventre rose. Un geste qui semblait vouloir engager la conversation. Le rouge-gorge comprit l’intention et alla se poser sur son flanc. Il défila tout autour de la tâche rose et sifflota. Le chien se redressa tout content et aboya. Le rouge-gorge, d’un battement d’ailes, se posa comme demandé sur la tête du chien, entre les deux oreilles. Romain y vit un signe et la marche put reprendre.
L’oiseau sifflait de temps en temps, comme pour saluer des oiseaux et des animaux que Romain n’arrivait pas à percevoir. Le chien, lui, aboyait à chaque chant donné en retour. Leur complicité nouvelle le fit rêver. Le printemps épelle chaque branche, pensa-t-il.
Ses pensées venaient à lui, diffuses et confuses, claires et incompréhensibles, mais au moins elles venaient. Ça le rendait heureux, il avait enfin l’impression de s’être retrouvé.
Aujourd’hui, il avait prévu d’aller lui rendre visite. Il avait repoussé l’échéance tant qu’il pouvait, tant qu’il en souffrait. Ce matin, la souffrance était atténuée, elle était acceptée pour ce qu’elle était. Il fallait la laisser vivre puis partir.
Le rouge-gorge virevoltait devant le chien lui chatouillant le museau de ses plumes grises et flamboyantes. Romain se surprit à sautiller comme son chien, comme quand il était enfant.
Pourquoi s’appelait-il Romain ? Il faudra qu’il lui redemande. Il faudra aussi qu’il lui dise qu’il l’aime même si elle le sait déjà.
En reprenant le bitume, le rouge-gorge tourna trois fois autour d’eux. Ils se reverraient très vite.
Romain se dirigea ensuite machinalement vers l’endroit qu’il évitait depuis quelques temps.
Il arriva pile poil au début des visites. Elle était assise sur un banc dans le jardin, sous un cerisier fleuri, face au plan d’eau où des canards, des oies, des cygnes, des poules d’eau défilaient en file indienne.
Il s’approcha à petits pas, le souffle court. Il en lâcha la laisse. Le chien gambadait dans ce nouvel espace vert. Il ne se rendit pas tout de suite compte qu’il n’était plus tenu. Il se dirigeait lui aussi vers la dame assise sur le banc. Il arriva le premier et aboya pour attirer son attention.
– Je te reconnais toi. Tu sais, petite boule de poils, on dit souvent tel maître, tel chien. Moi, je n’y crois pas trop mais je sais qui est ton maître. Il est venu avec toi, cette fois ?
– Oui, entendit-elle dans son dos
– Ça me fait plaisir de te voir, viens t’asseoir près de moi.
Il contourna le banc, l’embrassa sur le front et s’assit tout près d’elle. Elle lui prit la main dans la sienne. Comme quand il était enfant et qu’il avait peur du noir.
– C’est quoi cette histoire de maître et de chien ? lança-t-il
– Ah, ça ! Ben, écoute, je trouve que ce n’est pas toujours vrai. Tu vois, les dobermans ne sont pas toujours avec des grands costauds à l’air méchant, les caniches avec des petites vieilles avec leur mise en pli toute fraîche, les bouledogues avec des gens boudeurs et fripés.
Il lui sourit avec un regard interrogateur.
– Je t’assure, regarde bien. Je suis sûre que tu as déjà vu un chihuahua avec une armoire à glace, un Saint-bernard avec une fille toute menue d’un mètre cinquante. On dirait même que le chien est plus grand qu’elle.
– C’est vrai, tu as raison. Alors, pourquoi tu as reconnu mon chien ?
– Parce que, lui, il est comme toi enfant. Le même regard, la même joie de vivre. Regarde-le. Il s’émerveille de tout.
Un peu plus loin, le chien avait retrouvé le rouge-gorge. Ils étaient en pleine conversation.
– Maman, dis, pourquoi je m’appelle Romain ?
– Je ne te l’ai jamais dit ?
– Si, si, je pense mais tu m’en as donné tellement de versions que je ne suis pas sûr de connaître la vraie.
– Ah, c’est vrai, j’aimais bien te taquiner petit et te faire rêver encore plus avec des histoires plus tordues les unes que les autres. Ça te faisait rire aux éclats.
– Oui, je me souviens.
– Tu t’appelles Romain parce que tu as été conçu à Rome, tout simplement.
– Mais, Maman, t’as jamais mis les pieds en Italie !
– C’est toi, chéri, mon Italie. Il fallait que je te donne un prénom digne de ce nom
– Maman, tu me fais encore marcher, là, non ?
– Pas du tout. J’ai toujours eu peur que tu te moques de moi si je te disais les vraies raisons qui m’ont poussé à te baptiser ainsi.
– Pourquoi me serais-je moqué ?
– Parce qu’effectivement, je ne suis jamais allée en Italie.
Un silence s’installa, tous deux dans leurs pensées, les yeux perdus à l’horizon. Le chien jouait toujours avec le rouge-gorge. L’un lui apprenait à sourire, l’autre à chanter juste.
– Romain ?
– Oui
– J’ai quelque chose pour toi. J’attendais de te voir pour te le donner en mains propres.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Viens, je l’ai laissé dans ma chambre.
Ils se dirigèrent à pas lents jusqu’à la bâtisse. Elle ouvrit le tiroir de sa table de chevet et lui tendit un cahier où était inscrit « mode d’emploi de la vie à usage unique ».
– Viens, on retourne dehors, il fait bon aujourd’hui.
Romain tint le cahier précieusement.
– Merci, Maman.
– Je t’en prie, mon cœur.
En sortant, ils furent éblouis par le soleil entre les branches. Ils se dirigèrent à pas feutrés jusqu’au banc. Il la prit par les épaules, l’embrassa sur la joue.
– Je t’aime, tu sais.
– Moi aussi, je t’aime. Tu le sais aussi.
Le chien galopait à leur rencontre et sauta sur les jambes de Romain. Le rouge-gorge arriva peu après en pépiant. L’oiseau se posa sur l’épaule de la mère tandis que Romain caressait la tête de son chien.
– C’est quoi ce cahier, Maman ?
– Un mode d’emploi
– Un mode d’emploi pour quoi ?
– Un mode d’emploi de la vie à usage unique
– Ah, c’est…comment dire…intéressant
– Oui, c’est même passionnant
– Je peux ?
– Bien sûr, il est à toi.
Romain ouvrit précautionneusement le cahier. La première page était blanche, la seconde aussi. Il feuilleta plus rapidement. Elles étaient toutes blanches.
– Il n’y a rien d’écrit
– C’est écrit à l’encre magique
– Tu me fais marcher, cette fois ?
– Oui, dit-elle en un clin d’œil.
– Tout est blanc, tout est vide. Il n’y a rien d’écrit. Comment je peux savoir alors ?
– Ta vie est unique, Romain et c’est toi qui l’écris. C’est tout ce qu’il y a à savoir.
Le chien s’allongea au pied de Romain et s’endormit, à peine dérangé par le rouge-gorge qui lui contait de belles histoires dans le creux de l’oreille.

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