Deux frères

• Cette pièce, je ne m’en souvenais plus …tu t’en souviens toi ?
• Non
• Il fait pas très chaud, tu as froid toi ?
• Non
• Il y avait tellement de monde, je crois qu’il aurait été content Papa, non ?
• Oui
• Tu n’es pas très bavard, tu es fatigué ?
• Non
• Moi ça m’a épuisé, je crois que je ferai bien une sieste sur cette méridienne, elle me rappelle grand-mère, elle s’allongeait là tu te souviens ?
• Non
• Mais qu’est-ce que tu as ? Si tu n’as pas envie de parler tu le dis, pourquoi tu m’as suivi jusqu’ici ? reste avec les autres qui bavassent sur Papa…Tu n’as rien dit de la journée, tu as serré les mains des gens sans les regarder…tu n’as même pas pris la main que je te tendais quand tout le monde s’est mis à chanter à l’église… Toi qui parles tant d’habitude, toi qui as un avis sur tout, tu ne nous as même pas commenté la géométrie du cercueil, le prix des fleurs, le traiteur…RIEN… si tu écrivais un journal, tu écrierais à la date d’aujourd’hui : « rien à signaler » Je te ferais remarquer quand même que ton père est mort !
• Notre père.
• Je suis fatigué de parler tout seul, tu m’enuies, je m’en vais.

L’autre frère, resté seul, caresse l’accoudoir de la méridienne

• Oui notre père, voilà tu n’es plus là, qu’est-ce que je dois dire à présent à part oui ou non ? peu m’importe, la couleur de cette pièce, s’il fait chaud ou froid, si papa est content de nous voir habillés en noir, les yeux bouffis de larmes … Oui je suis triste, oui je me fous de tous ceux qui sont là à guetter nos larmes, et même de ceux qui sont réellement tristes avec nous. J’ai peur dans ce grand salon défraîchi, j’ai peur que ta présence ne s’efface peu à peu, que le monde engloutisse ce que tu étais, que tu deviennes un souvenir… J’ai peur de grandir et de te ressembler, que les gens nous confondent, qu’ils remplacent dans leur mémoire ton visage par le mien.

Sophie T