Les souvenirs de ma grand-mère

Ma grand-mère centenaire, Victoire de son prénom, a beaucoup compté pour moi. Elle a également beaucoup compté sur moi. Pour prendre le thé, manger de délicieux petits financiers variés, pour l’écouter.
Pas un jour de visite où je n’entende de folles anecdotes dont je doute qu’elles aient toutes été vécues. Son salon était toujours joliment fleuri. Hellébores en hiver, mimosa à la fin février, pivoines au printemps, roses en été, asters à l’automne trônaient en de généreux bouquets sur la cheminée.
Elle aimait particulièrement me raconter cette promenade le long du canal, qu’elle fit nue, totalement nue, une nuit de pluie. Un pari, une folie ; moi j’étais soufflée, elle ravie. Les histoires abracadabrantes qu’elles aient été véridiques ou fantasques me faisaient toujours un effet très positif. Je sortais de chez elle prête à filer m’acheter une perruque bleue, à danser dans les fontaines, à chanter sur le Pont des Arts. Ses souvenirs devenaient ma liberté, mon audace.
Il m’est parfois venu à l’esprit qu’elle inventait tout dans le seul but de me permettre de me lâcher. Je sentais dans son regard qu’elle me jugeait trop sérieuse, un peu timorée même. Et elle avait raison. J’étais née avec cette réserve et j’en étais encore prisonnière alors que j’avais dépassé l’adolescence.
Je possède depuis son décès ses journaux intimes dont je ne sais que faire. Les lire ? Mais de quel droit ? Les jeter ? Quel gâchis ! Les brûler ? Quelle violence. Je les ai enveloppés dans un papier de soie et remisés à la cave. Pourvu que les souris ne s’en chargent pas. Au fond de moi, je sais que je les lirai. Mais j’attends, j’attends encore. Peut-être que lorsque je serai moi-même très vieille, j’oserai. Entre vieilles dames, il n’y aura alors plus de secrets.

Ce contenu a été publié dans Atelier au Long cours. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire