La théorie du milieu

Monsieur Lapin avait pris le train ce matin, le train de 6h17, comme tous les matins. Il s’asseyait toujours sur un strapontin, proche de la porte pour, à chaque arrêt, recevoir un peu d’air qu’il espérait plus pur que celui du train.
Lorsque les portes étaient fermées, entre deux stations, il appuyait son front sur la vitre froide et sale. Il fermait les yeux et somnolait, parfois s’endormait vraiment. Sa tête se balançait alors au rythme du train, au rythme des ouvertures de porte qui l’envoyait s’écraser sur la bande en caoutchouc pour le faire revenir sur la vitre maintenant tiède de sa chaleur, lorsque les portes se refermaient.
Ce matin, à 6h42, le train prenait son temps pour arriver à destination : des arrêts en pleine voie puis une voix les annonçait en précisant de ne pas tenter l’ouverture des portes. Parfois, la voix savait pourquoi ils étaient freinés dans leur élan matinal : une biche, un sanglier pris dans les lumières des phares, une coupure de courant inopinée. Parfois, non, et le conducteur en profitait pour lui aussi somnoler et finir sa courte nuit.
A 8h02, Monsieur Lapin avait même écrasé sa joue sur la vitre, sa bouche était entrouverte et un filet de salive était sur le point de s’en échapper. Monsieur Lapin dormait, Monsieur Lapin rêvait de ne plus jamais être le même. Dans son rêve, il avait enfin pris son courage à deux mains pour se rendre au service de l’état civil à la mairie.
Il en avait marre qu’on le prenne pour un personnage de fable. Il n’y avait rien de fabuleux dans sa vie, il l’avait su dès son plus jeune âge. Quand on s’appelle Monsieur Lapin, on est au milieu de tout, au milieu de nulle part, au milieu de l’appel en classe, on ne sait jamais si on sera dans le groupe 1 ou le groupe 2, ça dépend des années, ça dépend des profs, ça dépend des matières.
C’était difficile pour lui de suivre, de comprendre quelle était vraiment sa place, car le milieu, ça paraissait bien mais quand on y était, comme lui depuis tout petit, on savait très bien que cette place ne rimait à rien : au milieu d’une ronde, on ne joue pas avec les autres ; au milieu, on n’est pas non plus le centre du monde malgré ce que ses parents avaient tenté de lui dire pour le convaincre de l’intérêt de cette place.
Avec l’âge, il avait pris du recul mais il était resté au milieu, ne sachant pas vraiment quelle direction prendre.
A 10h17, il était assis face à l’employée de mairie et lui exposait son souhait de changer de nom.
– Je voudrais, Madame, un nom qui commence par un A pour être enfin devant, pour être enfin premier.
L’employée de mairie opinait de sa tête de lutin. Elle se leva et prit un gros annuaire dans l’armoire derrière elle.
– Voici, Monsieur, tous les noms qui commencent par A, juste dans ce bottin-là. Vous risquez, il me semble, quel que soit votre choix, d’être au milieu des A.
– Et si je m’appelais juste Monsieur A ?
– Vous pouvez mais les Monsieur A représentent les cent premières pages du bottin. Et avec votre prénom, vous serez au milieu des Monsieur A.
Le conducteur annonça l’arrivée en gare et pria les voyageurs de quitter le train en n’oubliant pas leurs effets personnels. Il était 12h03. Monsieur Lapin descendit les trois marches, mit un pied sur le quai et se lança tête la première dans cette journée de milieu d’année.

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