D’un monde à l’autre

C’était une tradition familiale : les adolescents recevaient pour leurs quinze ans un journal intime. Un cadeau d’anniversaire qui leur indiquait plus ou moins subtilement qu’ils avaient droit à leur jardin secret, que leur vie d’adulte commençait enfin. Leur vie d’enfant s’engloutissait dans les dernières parts du gâteau d’anniversaire.
Grégoire ouvrit son cahier le soir de ses quinze ans, décapuchonna son stylo bleu, fixa le plafond puis la première page et écrivit : « Sinon, ça va ? »
Recroquevillée dans le coin de la pièce, Mathilde surveille et scrute, calepin sur les genoux, crayon de bois à la main. Ses yeux balayent la pièce, les gens qui la remplissent et sa feuille se noircit de croquis saisissant la moindre expression. Des instants volés, des clichés pris à l’insu de ces gens qui ne la remarquent même plus dans le coin de la pièce.
Dehors, il pleut de la neige, la cheminée crépite. Elle dessine, croque. Quand la page est remplie, elle déchire en suivant les anneaux délicatement puis froisse la feuille nerveusement, la jette dans les flammes. Elle regarde la feuille s’embraser, elle aime lorsque la feuille rougeoie, fait croire à une montée de flamme puis noircit et devient cendres.
Elle n’avait jamais voulu ou plutôt jamais osé montrer ses dessins. Cet après-midi, elle avait dessiné son oncle Gilles, sa colère, son désarroi, elle avait annoté son dessin : « Gilles est jaune ! »Elle avait souri à ses mots. Elle commentait rarement ses croquis mais là, il était arrivé avec un pull jaune poussin. Son visage rouge et rond lui donnait une allure presque comique.
Grégoire avait gardé tous ses cahiers précieusement depuis ses quinze ans. Enfin, tous ses cahiers sauf ceux de l’école : les cahiers d’arithmétique, de français, de poésie, de vocabulaire, de conjugaison, tous les cahiers avec les tables de multiplication en quatrième de couverture avaient fini dans la cheminée au fil des nombreux hivers qui étaient passés.
Ceux qu’ils gardaient, qu’ils numérotaient, dataient, ceux-là étaient rangés dans un coffre, empilés avec soin, le plus ancien en bas de pile, le plus récent en haut. Chaque cahier commençait par « Sinon, ça va ? »Lorsqu’il avait eu quinze ans, il avait trouvé son accroche. Il avait pensé qu’il était somme toute difficile de répondre à cette question.
Dans la vie de tous les jours, on répond « ça va, et toi ? »Mais dans son journal, on peut écrire vraiment comment on va. Ça avait alors été un accord avec lui-même. Il pensait à tort ou à raison qu’un jour peut-être, cela lui permettrait de pouvoir s’exprimer clairement avec le monde.
Apprivoiser, gérer, explorer son monde intérieur pour pouvoir se lancer dans celui qui l’entourait, il trouvait que c’était un bon plan.
De nombreuses années s’étaient écoulées. Il avait écrit ses premiers émois, ses premiers chagrins d’amour, son euphorie lorsqu’il avait été admis au bac, sa bravoure lorsqu’il avait, pour la première fois, dépasser un 38 tonnes en leçon de conduite. Il avait écrit sa vie, ne s’était jamais censuré. Il avait écrit ses larmes quand son grand-père avait été enterré, quand son pote s’était tué à moto. Il avait fait résonner ses éclats de rire, ses éclats de voix. Il avait eu du mal à trouver les mots pour parler de son premier né, de la joie, la peur, de tous les sentiments ambivalents qu’il avait eus quand son fils était né.
Mathilde avait grandi. Elle aimait toujours autant dessiner. Elle était devenue illustratrice, à la fois pour les magazines quels qu’ils soient, féminins, jardinage, déco, sports, peu importe tant qu’elle pouvait dessiner ; elle était aussi pigiste pour un célèbre quotidien, elle croquait l’humeur politique, sociale du jour. Elle aimait aussi illustrer les livres pour enfants. Encore plus depuis qu’elle était devenue maman.
Elle ne jetait plus ses dessins au feu. Elle en froissait quelques-uns et les jetait dans la corbeille à papier quand son dessin ne lui plaisait pas tant que ça. Elle aimait encore aujourd’hui s’asseoir dans un coin pour voir sans être vue et capter l’essentiel d’un moment. En grandissant, ses coins s’étaient multipliés, elle avait son banc de prédilection dans les jardins publics, sa place sur le strapontin du fond à droite dans le métro pour avoir une bonne vision d’ensemble.
Le mot d’ordre pour bien dessiner était qu’elle devait se placer dans l’angle mort de la foule, ne pas être remarquée, ne pas être dérangée. Elle avait gardé cela de son enfance.
Cette attitude lui avait coûté son mariage. Elle avait épousé un homme imposant physiquement, mentalement. D’ailleurs, quand elle représentait son couple, il y avait un énorme bonhomme qui prenait toute la page et on devinait à peine un pointillé : sa silhouette. Spatialement, c’était devenu trop compliqué pour elle. Elle avait ressenti de plus en plus profondément une envie, un besoin vital de déployer ses ailes. Ils avaient alors divorcés avec pertes et fracas.
Mathilde ne regrettait pas. Elle savait que ça pouvait faire partie de la vie. Tout le monde fait des erreurs et n’en est pas mort.
Elle s’était lancée de plus en plus souvent dans l’exploration artistique, avec plus ou moins de succès mais toujours avec une envie grandissante.
Aujourd’hui, elle se tenait debout au milieu d’une galerie, une coupe de champagne à la main qu’elle ne buvait pas. Elle souriait à des gens qu’elle ne connaissait pas, serrait quelques mains. Ses yeux pétillaient de fierté de voir sur les murs blancs des cadres remplis de choses qu’elle aurait sûrement brûlées il y a quelques années.
Elle avait eu beaucoup de doutes dans sa vie. Elle s’était freinée à de nombreuses reprises pensant ne pas avoir de place dans ce monde ou, du moins, ne comprenant pas quelle pouvait être sa place. Ce soir-là, dans cette galerie, malgré sa gêne, sa timidité, son incompréhension face à cet engouement, elle était à sa place, à tenir sur un pied puis l’autre, prête à partir en courant s’il le fallait.
Elle ne croyait pas tous les mots qu’elle entendait, elle ne croyait pas tous ces gens qui la trouvaient formidable. Des gens qui l’oublieraient sûrement le lendemain quand l’alcool aurait fait son effet. Elle restait néanmoins très contente d’elle. Elle avait franchi un pas dans sa confiance personnelle avec ou sans l’acclamation qui l’inondait.
Un homme s’approcha d’elle et lui dit : « J’aime beaucoup votre univers ». Il laissa un temps, glissa son regard sur les tableaux puis lui dit : « Sinon, ça va ? »
Mathilde fut surprise par la question. C’était la première fois qu’on lui demandait ce soir. C’était la première fois qu’elle avait envie d’y répondre sincèrement.
– En fait, je sais pas, oui et non. Vous voyez, je suis contente de voir cette effervescence et en même temps, j’aimerais partir en courant parce que ce vernissage, les mondanités, tout ce tralala, ce n’est pas vraiment moi. Oh, je suis désolée, je ne sais pas pourquoi je vous dis tout ça. Ce n’est pas très poli, ce n’est pas très respectueux pour les personnes qui se sont déplacées. Euh, pardon, excusez-moi. Je ne sais plus où me mettre.
– Vous ne devriez pas vous excuser d’exister, vous savez ?
Grégoire la fixa droit dans les yeux puis l’invita à suivre son regard sur la salle, les tableaux. Mathilde suivit son regard et remarqua un peu par hasard que, pour la première fois, elle n’était pas recroquevillée dans un coin mais bien au centre de la pièce.
Sa tête se mit à tourner. Grégoire la retint par l’épaule et la main.
– Allons-nous asseoir, vous le voulez bien ?
Grégoire garda sa main dans celle de Mathilde. Ils hésitèrent entre les marches de l’escalier de secours et le canapé en velours rouge. Lorsque ceux qui occupaient le canapé se levèrent, ils échangèrent un regard qui signifiait « pourquoi pas ? ». Ils s’enfoncèrent dans les coussins. Grégoire caressait doucement la main de Mathilde avec son pouce.
– Vous avez repris vos esprits ? lui demanda-t-il
– Oui, je crois. Il fait chaud, non ?
– Oui, c’est vrai.
Mathilde expira doucement puis inspira profondément pour reprendre de l’air. Elle remarqua sa main prise dans une caresse qui lui était agréable mais qu’elle pensait inappropriée. Cet homme qu’elle ne connaissait pas était peut-être marié ou en tout cas occupé. C’est sûr, il y a des hommes comme Philippe qui aime Sophie, qui aime aussi Lucie, sa maîtresse. Il croit que personne ne sait, qu’il est discret, qu’il ne se fera jamais chopé mais bon, tout le monde est au courant, même Sophie.
Dans ses tergiversations, Mathilde oublia de retirer sa main. En fait, elle aimait bien la main de cet homme sur la sienne. Elle ne savait rien de lui ou plutôt elle avait la douce sensation de tout savoir sur lui simplement parce qu’il lui avait demandé « Sinon, ça va ? »
Le silence qui s’était installé entre eux depuis quelques minutes ne semblait pas les gêner. Ils étaient dans un coin, à observer la pièce, à observer les gens, à sentir la présence d’un autre corps assis à côté. Le seul contact passait par leur paume, leur pouce. Sa main est douce, pensa-t-il. Sa main est douce, pensa-t-elle.
La timidité les submergea tous les deux. Il aurait aimé lui demander, juste pour relancer la conversation : « J’aimerais beaucoup que vous illustriez mes écrits ». Mais il avait peur qu’elle le prenne pour quelqu’un de pédant, de prétentieux. Son cerveau à elle était en ébullition. Des millions de questions lui bombardaient la tête. Elle tentait vainement de les faire taire. Elle suppliait son cerveau : Laisse-moi juste profiter de cet instant. Laisse-moi juste être bien. Tes questions m’encombrent.
Elle voudrait oublier ses doutes, elle voudrait oublier ses certitudes. Elle savait ses peines, ses blessures. Elle soupçonnait les siennes. Elle voudrait tellement faire taire les doutes. Chut ! dit-elle malencontreusement à haute voix.
– Pardon ?
– Euh, rien, je n’ai rien dit. Enfin, je crois.
– Ah d’accord. Je voulais vous…euh…comment dire…
Le patron de la galerie interrompit cette tentative de prise de parole en faisant tinter sa coupe de champagne.
– Votre attention s’il vous plaît, où est notre star de la soirée ? Mathilde ? Mathilde ? Viens ma chérie.
Mathilde se leva à contre cœur, lâcha la main de Grégoire dans une caresse. Grégoire la regarda rejoindre le centre de la pièce. Les applaudissements fusèrent. Les bravos tonnèrent.
– Un discours, Mathilde ?
Mathilde sentit ses joues s’empourprer. Elle s’encouragea d’un sourire, chercha du regard Grégoire qui avait quitté le canapé.
– Euh…merci, merci à tous d’être venus ce soir.
Son regard cherchait Grégoire dans la foule.
– Merci de votre soutien. J’espère que vous passez tous une agréable soirée.
Elle leva sa coupe de champagne, toujours à rechercher les yeux de Grégoire.
– Santé !
Elle sentit une main lui frôler le dos. Elle entendit dans un souffle « J’aurais aimé tenir ta main un peu plus longtemps, Mathilde.»
Son visage s’illumina, ses épaules frissonnantes tentèrent un demi-tour. Elle le fixa droit dans les yeux. Leurs sourires s’élevèrent au même moment. Elle laissa sa main glisser vers la sienne. Grégoire la saisit et dit :
– On y va ?
– Oui
Grégoire fendit la foule, ne lâchant pas une seule fois son étreinte. Il poussa la porte vitrée. Sur le trottoir, il respira profondément, regarda le ciel, les étoiles, les nuages qui flottaient. Mathilde fit de même, presque simultanément.
– Ça fait du bien d’être dehors, non ?
– Un bien fou
– Au fait, je m’appelle Grégoire
– Mathilde
– Enchanté Mathilde
– Enchantée Grégoire.
Les jours et les mois passèrent. Ils ne s’étaient pas revus. Grégoire avait beaucoup écrit sur Mathilde dans ses cahiers. Mathilde avait beaucoup dessiné Grégoire, sa main, son audace comme sa timidité. Elle le trouvait de plus en plus beau. Avec les yeux de l’amour, on trouve tout le monde beau. Le flux des mots de Grégoire concernant Mathilde ne tarissait pas. Son monde intérieur avait été chamboulé.
Mathilde rêvait de Grégoire. Elle en avait parlé avec le docteur Eleanor Baudelaire, spécialiste des rêves. Elle lui avait juste répliqué :
– Vous êtes amoureuse, ma chérie
– Mais, je n’ai pas quinze ans. On n’est plus amoureux à mon âge. On se préserve, on se protège, on ne veut plus avoir mal
– Sornettes et balivernes, ma chérie, il n’y a pas d’âge pour être amoureux.
Puis, le docteur Baudelaire avait disparu et Mathilde était restée seule avec ses doutes, avec ses dessins, ses esquisses de Grégoire.
Un samedi d’hiver, Mathilde se décida à sortir. Elle s’emmitoufla dans son écharpe, enfonça le bonnet de son ado sur la tête et se rendit dans sa librairie préférée. Elle poussa la porte, feuilleta quelques poches, alla se servir un café chaud. Elle aperçut un attroupement dans le fond.
Remarquant son regard interrogateur, elle entendit : « Y a dédicace aujourd’hui ! »
Elle s’approcha. La foule s’écarta. Assis sur la table, le stylo à la main, écrivant sur la deuxième page, elle n’en croyait pas ses yeux.
– Grégoire ? C’est toi ?
Il leva les yeux. Son sourire lui enleva la boule au ventre qu’il avait depuis des mois. Il répondit :
– Je suis très content de te revoir. J’attendais ce moment depuis la dernière fois…Sinon, ça va ?

Ce contenu a été publié dans Atelier Petits papiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.