Pourquoi être là ?

Emilie était allongée dans l’herbe. Le soleil lui caressait délicatement le visage. Pas encore assez haut pour devoir s’en cacher. Elle savourait cet instant seule et détendue. Les sons autour d’elle se mélangeaient. Le doux son des oiseaux. Les aboiements lointains des chiens. Le ronronnement sourd du moteur. Emilie laissa sa respiration s’apaise. Proche de s’endormir mais pas tout à fait, elle laissa son esprit dériver. Au gré des souvenirs. Au gré des sons. Au gré des vents.

Emilie baignait dans cette paix, dans cette parenthèse. Elle voulait oublier qu’il y avait un monde en dehors de tout cela. Oublier les soucis, les gens. Un léger sourire s’étirait de plus en plus sur son visage. Mais dans un coin de son esprit, elle ne pouvait pas oublier que le temps était compté. Qu’elle ne serait pas seule très longtemps. Ce n’était jamais le cas. Parfois, elle se demandait pourquoi elle était là. Surtout pourquoi elle revenait. Année après année. Elle qui se complaisait dans sa solitude. Elle que les gens épuisait. Pourquoi s’infligeait-elle cela ? Elle grognait sans cesse, répétait à qui voulait l’entendre qu’elle préférait être seule. Et pourtant tous les étés, elle était fidèle au poste. Elle comptait les jours, vérifiait son sac quinze fois. Au fond d’elle, Emilie savait très bien pourquoi elle revenait. Pour leur sourire et leur rire. Elle ne voulait juste pas ternir son image de solitaire un peu bourrue. Mais jamais elle ne se sentait plus vivante que pendant ces mois d’été.

Tout à coup, il lui sembla faire plus sombre. A travers ses paupières, elle ne voyait plus la lueur du soleil. Elle ne sentait plus sa chaleur sur sa peau. Doucement, elle ouvrit les yeux et se retrouva nez à nez avec un visage. Un visage aux rondeurs de l’enfance avec de grands yeux verts et une tignace brune l’encadrant de boucles folles. Le visage de sa nièce.

« Tu fais quoi ? lui demanda-t-elle en restant au-dessus d’Emilie

  • Je profitais du soleil avant que tu n’arrives lui répondit Emilie, tu devrais essayer ! »

Emilie l’attrapa par les jambes et la fit basculer sur elle. Un éclat de rire résonna alors et sa nièce roula à côté d’elle. Emilie referma les yeux, aveuglée par le soleil. Elle croisa les doigts pour que Charlotte suive son exemple tout en sachant que ce serait vain. Et bien sûr au bout d’une minute, elle sentit le petit corps qui était pressé contre son côté droit se dandiner. Les jambes qui montaient et descendaient. Les bras qui s’agitaient. Et enfin la bouche.

« Non mais vraiment tu fais quoi ?

  • Je te l’ai dit. Je profite du soleil »

Et du silence, pensa Emilie.

« Tu profites en ne faisant rien ?

  • Oui, parfois rester allongée à ne rien faire au soleil, c’est le parfait moyen de profiter du moment. »

Emilie sentait que l’esprit de Charlotte essayait de comprendre cette phrase. Elle pouvait même voir les rouages tournés de plus en plus vite sans faire sens. Emilie savait bien que la petite fille était incapable de comprendre ce principe. C’était l’enfant la plus énergique et la plus joyeuse qu’elle ait jamais vu. Elle ne pouvait pas rester en place plus de deux minutes. Il n’y avait bien qu’à l’école que a nièce ne bougeait pas et écoutait. Elle avait une telle soif d’apprendre que son corps se taisait et laissait son esprit prendre le relais. Mais bien sûr, ce n’était pas l’école mais les vacances donc Charlotte ne cessait pas de bouger. Même en dormant. La petite fille se tortillait tellement dans son sommeil qu’il était non seulement impossible dans le même lit mais elle se retrouvait momifiée presque tous les matins. Charlotte était tout le contraire d’Emilie et pourtant elles étaient un duo inséparable depuis la naissance de la petite brune.

Emilie fut tirée de ses pensées par un poids sur sa poitrine. A nouveau, elle se retrouva nez à nez avec Charlotte.

« Tu préfères pas qu’on aille jouer au ballon, ou à cache-cache, ou alors on va au lac … »

Emilie sourit malgré elle devant le sourire édenté de sa nièce qui énumérait toutes les activités disponibles autour de la maison de vacances. Elle allait lui répondre quand elle entendit au loin la cloche sonner. C’était l’heure du petit déjeuner. Sa mère avait fini par acheter une ancienne cloche d’école pour appeler toute la famille pour les repas. Elle en avait eu marre de hurler et d’arpenter la propriété. Charlotte sauta sur ses pieds et tira sa tante par le bras vers la maison.

C’était un ancien corps de ferme qui avait été converti en maison de vacances que les parents d’Emilie avait acquis après que leurs enfants soient partis de la maison parisienne. Ils avaient voulu un endroit agréable et assez grand pour réunir toute la famille qui, ils étaient sûrs, s’étendrait. Ils avaient eu raison sur ce point. Emilie était l’aînée de trois enfants. Sa sœur, Agnès, avait elle aussi eu trois enfants et son frère, Arthur, en avait eu quatre. Il avait visé trois mais les petites dernières étaient des jumelles. Emilie, de son côté, se contentait de ses neveux et nièces. C’était pour eux qu’elle venait passer tous ses étés dans la maison de famille. Elle avait une entreprise qui lui permettait de travailler de n’importe où. Alors de début juin à fin septembre, elle travaillait au grand air, comme disait sa mère.

Emilie et Charlotte arrivèrent les dernières. Elles prirent place côte à côte autour de la table. C’était une immense table en chêne que son père avait fait sur mesure pour tout le monde puisse s’y retrouver. Sept adultes et sept enfants. C’était le compte parfait et c’était d’ailleurs pour cela qu’Emilie ne ramenait jamais personne. Enfin c’était la raison qu’elle donnait. C’était un joyeux bazar mais c’était son bazar, pensait Emilie.

Tout le reste de l’année, elle était plutôt solitaire. La célibataire endurcie avec quelques amis proches. Elle n’avait pas besoin de sortir de chez elle pour travailler. Et elle avait encore moins envie de sortir pour se mêler à une foule de gens inconnu. Mais ici avec sa famille, elle était la tante un peu bougon mais drôle. Elle passait presque plus de temps avec les enfants qu’avec les adultes. Avec eux elle n’avait rien à prouver, pas de compte à rendre. Alors elle jouait le rôle de la tante excentrique qui les faisait rire, leur racontait des histoires. Elle était la tante qui fabriquait des cabanes. Celle qui passait des heures avec eux dans l’eau. Parfois, Emilie se demandait ce qu’il adviendrait de ses étés quand les enfants seraient grands. Mais à cet instant, elle ne voulait pas y penser.

Toute la famille avait prévu de passer la journée au lac. Pique-nique, jeux d’eau et soirée au coin du feu. Une fois le petit déjeuner terminé, chacun remplit son rôle pour que les choses aillent pus vite. Emile et sa mère préparèrent les enfants. Son père et son frère gérèrent les repas et les glacières. Sa sœur, sa belle-sœur et son beau-frère s’occupèrent de tout le matériel pour les activités. En un temps record, tout le monde était prêt et se dirigea vers le lac. C’était un lac niché au milieu de la forêt, on y accédait qu’à pied par un petit sentier. La famille était tombée dessus lors d’une randonnée. Depuis c’était un passage obligé des vacances. Ils avaient le lieu pour eux la plupart du temps. Il faut dire qu’ils remplissaient rapidement l’espace.

A peine arrivés, Charlotte enleva ses vêtements pour révéler son maillot de bain jaune fluo. L’enfant n’avait jamais été subtile. Emilie non plus qui la suivit dans son maillot deux pièces vert fluo. Elles se précipitèrent dans l’eau dans un éclat de rire suivies par Antoine, l’aîné des enfants. Emilie était plus proche de Charlotte mais elle adorait aussi Antoine. Le premier de ses neveux. Elle avait eu tellement peur de le tenir la première fois et aujourd’hui il entrait dans l’adolescence. Heureusement pour elle, et contrairement à ses parents, elle restait cool. Les plus petits rejoignirent l’eau plus lentement suivi de leurs parents. La forêt résonnait des éclats de rires des uns et des autres, des éclaboussures.

La journée passa sans heurt, paisiblement. L’air se rafraichissait légèrement en même temps que la lumière déclinait doucement. Les enfants furent rhabillés et on débuta le feu pour la soirée. Grillade, pomme de terre et guimauve. Arthur sortit sa guitare et Emilie se revit pendant les camps scouts. La lueur du feu, le bruit des chansons, l’odeur de la forêt. Charlotte s’était endormie sur son épaule. Il ne restait plus que les adultes qui étaient réveillés mais personne ne voulait troubler la quiétude de ce moment.

Malgré tout ce qu’elle pouvait dire, Emilie était heureuse. Dans sa vraie vie, elle restait à l’écart du monde et des gens. Elle jouait un rôle, se mettait en scène. Mais ici avec sa famille, elle était elle-même. Elle répétait sans cesse qu’ils étaient envahissant, bruyants, collant. Et pourtant elle ne changerait rien et ne manquerait cela pour rien au monde. Et tout le monde le savait. Ils faisaient tous semblant de la croire quand elle grognait mais personne ne pouvait rater son sourire quand elle passait l’été dans la maison de famille. C’était pour ces instants qu’elle revenait tous les ans. Qu’elle supportait l’inquiétude de sa mère, les reproches de son père, les regards en coin de son frère et de sa sœur. Pour ces instants où elle appartenait à quelque chose de plus grand qu’elle. Pour ces instants où les rires éclataient dans tous les coins. Pour ces instants où tout était chaotique et heureux.

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