Revu et corrigé

Le talent. C’est ça, la grande affaire. Mais parfois, pour qu’il se montre, il faut que survienne ce petit quelque chose qui fait qu’on décolle et qu’on s’accroche, coûte que coûte. Le déclic avait enfin eu lieu pour Romain. Du moins le croyait-il. Et sa femme était loin de s’en réjouir.

Tant qu’il s’en tenait aux ateliers d’écriture, tout allait bien. La première fois, Romain y était allé par pure curiosité, après avoir lu un article dans le Monde. L’idée l’avait amusé. « Pourquoi pas moi ? » avait-il pensé. Alors il s’était mis à en chercher un qui ne fût pas trop éloigné de la maison. Huit stations de métro, c’était raisonnable. Un soir tous les quinze jours. Dix personnes au maximum, plus l’animatrice. Elle en pensait quoi, Léa ?
Léa trouvait ça bien. Ça permettrait à Romain de s’évader, d’oublier un peu le boulot, Simeoni et son management à la hussarde, les conf calls, les objectifs… Ça le défoulerait aussi. Et écrire, c’était noble. En plus, mais ça, Léa ne le dit pas, ça lui offrirait à elle deux petites soirées par mois avec les copines. Une aubaine. Elle pourrait à nouveau inviter Chloé et Esther, que Romain détestait, elles dîneraient, boiraient quelques verres, referaient le monde… et les hommes. L’affaire fut entendue et Romain s’inscrivit sans plus attendre à Des Papiers et des Mots.

Ce qui avait démarré comme une simple envie se transforma rapidement en activité principale. Romain prenait l’écriture très au sérieux et passait des heures à peaufiner nouvelles et fragments, enfermé dans le bureau entièrement réaménagé à cet effet, sorte de Fort Knox où il ne fallait le déranger sous aucun prétexte.

Je croyais que tu faisais ça pour te détendre ! tenta Léa. Et alors ? rétorqua Romain : se détendre, cela signifiait faire les choses en dilettante ? Bien sûr que non, tempéra-t-elle, avant de battre en retraite…
Dès lors, elle évita de taquiner son mari avec ça. Le sujet devenait brûlant. A quoi bon ? Elle ne doutait pas qu’il allait finir par se lasser, par comprendre qu’il n’était ni Le Clézio ni Amélie Nothomb. C’était juste une question de temps…

Quelques semaines plus tard, ce qui avait évolué en activité principale s’était transformé en vraie passion. Un jeudi soir sur deux, quoi qu’il arrive – des amis de passage à Paris, une journée de travail harassante, un anniversaire, un vilain rhume, une pluie torrentielle… –, Romain prenait le métro à 19 heures place de la Nation pour ne rentrer qu’à la nuit tombée. En général, Chloé, Esther ou Bernadette étaient parties depuis longtemps et il grignotait un morceau avec Léa. Il lui racontait sa soirée, elle lui taisait la sienne ; il lui lisait un feuillet ou deux, elle acquiesçait en silence, l’air pénétré, ou lui faisait signe de poursuivre, d’un geste approbateur du menton. Ses réserves, critiques ou suggestions, elle préférait les garder pour elle. Romain était un brin soupe-au-lait. Elle finit par prendre goût à ces échanges et à attendre avec une certaine impatience cette parenthèse bienvenue dans leur petite routine de couple installé.

Puis, un jeudi soir, alors qu’elle avait mis la table et réchauffé une part de poulet aux olives – l’un des plats préférés de Romain –, celui-ci, après un baiser furtif, fila directement à « son » bureau. Non, il n’avait pas faim, il devait absolument continuer à écrire, l’inspiration était là, qu’importe l’heure, il ne fallait pas la faire attendre !
Léa haussa les épaules, rangea vaisselle et cocotte et partit se coucher. Ce soir-là, une nouvelle étape avait été franchie.

Cela faisait un an que Romain noircissait des cahiers, et la légèreté du début semblait bien loin. On ne pouvait plus parler de passe-temps ni même de passion, mais d’obsession ! L’Atelier Des Papiers et des Mots ne suffisait plus à Romain, il lui fallait trouver un autre sérail, un autre souffle ! Il ne renouvela donc pas son inscription, il avait mieux à faire… Mais, pour cela, il devait travailler, encore et encore.

Désormais, il rentrait du travail de plus en plus tôt et filait se cloîtrer dans le sacro-saint bureau dont il ne sortait plus que pour dîner en hâte, avant de remonter, sans même avoir débarrassé la table. Léa en avait plus qu’assez, ça ne pouvait plus durer ! Elle qui avait tant goûté les premiers moments de liberté que lui procurait le hobby de Romain supportait de plus en plus mal ces soirées solitaires qu’il lui infligeait sans états d’âme, aveuglé par ses grandes ambitions. La plaisanterie avait assez duré ! Elle ne reconnaissait plus son mari. Il fallait qu’ils parlent. Donc ils parlèrent. Il y eut des cris, il y eut des pleurs et même des menaces, mais Léa tint bon. Et, chose incroyable, Romain finit par admettre qu’il s’était peut-être un peu emballé. Que sa frénésie créatrice tardait – c’était indéniable – à porter ses fruits…Il sentait pourtant qu’il touchait au but, mais il lui manquait le coup de pouce ultime, l’impulsion qui allait transformer sa plume trop timide en… en Formule 1 !
Rien que ça, sourit Léa.
Avait-il pensé qu’une petite pause pouvait être « la » solution ?
Après tout, pourquoi pas, concéda-t-il…
Léa avait gagné.

Les deux mois qui suivirent, leur vie reprit son cours normal ou presque. Romain n’avait pas totalement arrêté d’écrire, mais il parvenait désormais à canaliser son addiction. Car c’en était une.
Puis ils partirent en Grèce, où ils passèrent trois semaines sereines. Ils y firent la connaissance d’un couple de Français, de vrais baroudeurs, avec qui l’entente fut immédiate. Jessica et Frank les régalaient d’anecdotes sur leurs voyages, leurs rencontres, leurs mésaventures, dont Romain semblait particulièrement se repaître. Dès qu’ils regagnaient leur chambre, Léa voyait son mari ressortir ses carnets et prendre des notes avec la même exaltation qu’à l’époque de l’atelier. Elle l’observait, sans rien dire. Tout ce cirque allait-il recommencer ?

Une fois de plus, elle avait vu juste. A peine furent-ils rentrés que Romain reprit ses anciennes habitudes. Cette fois, affirma-t-il, il le savait, il le sentait, il tenait son roman ! En vérité, il tenait surtout son personnage, Daphné, troublant sosie de Jessica, avec son enthousiasme inébranlable, son sens inné du relationnel, et son physique plutôt avenant.
Mais, si notre auteur n’avait jamais ressenti d’attirance autre qu’amicale envers leur amie, il commença à s’enticher de plus en plus de son héroïne, à qui il vouait une admiration béate : elle était de chaque phrase, de chaque scène, parfaite, perspicace, intègre, bienveillante… Et tellement belle !
Tomber amoureux de sa créature, quelle affaire, direz-vous, il n’était pas le premier ! Oui, mais tout cela finit par rejaillir sur l’intrigue. Le roman, un drame psychologique plutôt bien ficelé au départ, se transforma en bluette insipide qui ne tenait pas la promesse de l’esquisse, loin de là. Mais Romain rayonnait.

Léa, qui connaissait parfaitement son mari, avait bien remarqué cette félicité un peu niaise. S’il n’avait pas passé ses soirées, quand ce n’étaient pas ses nuits, rivé à son clavier, elle l’aurait même soupçonné d’avoir une maîtresse, mais la chose était mathématiquement impossible, les journées ne comptant que 24 heures. Si seulement elle avait pu lire sa prose, peut-être aurait-elle enfin compris les raisons de son euphorie retrouvée… Mais encore eut-il fallu qu’il accepte. Or il refusait obstinément.

Hélas, l’euphorie fit long feu. Le roman terminé, Romain le photocopia en vingt exemplaires qu’il relia avec un soin maniaque et envoya à autant d’éditeurs ayant pignon sur rue. Puis il attendit, confiant. Hélas, les réponses, quand elles arrivèrent étaient toutes négatives. Des lettres types, froides et lapidaires, sans le moindre embryon d’encouragement ni d’incitation à continuer, à creuser… L’auteur était anéanti.
Certes, Léa en avait voulu parfois à son mari de la négliger comme il l’avait fait, mais le voir dans cet état lui brisait le cœur. S’il continuait à ressasser ainsi son échec, il allait droit à la dépression… Ce n’était qu’une première œuvre, lui répétait-elle, un coup d’essai ! La seconde tentative serait sûrement plus aboutie et plairait davantage. Les plus grands romanciers étaient tous passés par là ! Mais Romain était inconsolable et refusait de se remettre au clavier. Plus jamais, trancha-t-il. C’était fini. Exaspérée, Léa finit par le laisser ruminer tout seul. Après tout, elle avait assez donné avec cette histoire. Et sans même avoir été autorisée à donner son avis !

C’est alors qu’une petite idée commença à faire son chemin…

Un samedi où elle l’avait expédié au marché, Léa fouilla tant et si bien dans l’ordinateur de Romain qu’elle finit par dénicher, dans un sous-sous-dossier, une sauvegarde du « Chant des sirènes ». Bingo. Vite, elle l’imprima et glissa les trois cents pages dans une enveloppe Kraft qu’elle rangea au fond de son armoire. Elle lut le tout en cachette, avec consternation. Quel gâchis ! L’idée de départ était bonne pourtant, et le style plutôt alerte. Mais cette Daphé ruinait l’intention ! Léa ne savait pas son mari si fleur bleue. Elle avait reconnu aussitôt sa source d’inspiration, sans en prendre ombrage tant elle était concentrée sur la trame du récit. En fait, ce qui avait manqué à Romain, se dit-elle, c’était un guide, un conseil, un œil extérieur, neutre, impartial. Et cet œil, ce serait elle !

Léa prit son rôle tellement à cœur qu’elle alla bien plus loin que prévu. Durant trois mois, alors que Romain se complaisait dans son spleen en écoutant les Suites pour violoncelle de Bach, prostré sur le canapé du salon, elle biffa, corrigea, réécrivit, reconstruisit sans relâche. Et décida surtout de transformer cette héroïne exaspérante de perfection, à qui tout réussissait, en femme perverse, calculatrice et ambiguë, le genre de personnage qui fascine et révulse en même temps et que l’on n’oublie pas.
Quand elle eut terminé, elle relut le tout et, encore sceptique, demanda son avis à une collègue journaliste.
C’était carrément génial ! se pâma celle-ci. Il fallait envoyer ce tapuscrit chez Pallimard toutes affaires cessantes !
Léa suivit religieusement les conseils de son amie, puis elle attendit à son tour. Deux semaines plus tard, Sylvaine Chassat, lectrice de la prestigieuse maison, appela. Heureusement, Romain faisait la sieste. Le livre lui avait beaucoup plu, annonça-t-elle à Léa d’entrée de jeu, mais le comité de lecture devait encore se prononcer, c’était la procédure. Il allait rendre son avis dans la semaine. Si celui-ci était favorable, ce qui selon elle ne faisait aucun doute, le roman sortirait pour la rentrée littéraire !

Léa raccrocha, très mal à l’aise. Pour une fois, elle était prise de court. Elle s’était tellement amusée à retricoter le livre de Romain qu’elle n’avait même pas songé aux conséquences d’une éventuelle publication de sa version à elle. Tout cela n’était qu’un jeu ! Même quand sa collègue l’avait complimentée, elle n’y avait vu qu’une indulgence amicale… Comment allait-elle bien pouvoir annoncer à son mari ce qu’elle avait osé faire ? De quelle façon allait-il prendre ce détournement d’une œuvre où il avait mis toute son énergie, toute son âme ? Mal, c’était sûr. Il ne lui pardonnerait jamais cette humiliation.
Paniquée, elle se prit à espérer que le comité de lecture serait sans pitié. Evidemment, ce fut l’inverse. Ils avaient tous adoré ! s’extasia Sylvaine Chassat.

Ce soir-là, quand Romain rentra du bureau, l’air sombre, comme d’habitude, sa femme l’attendait, la nouvelle version des Sirènes dans une main, une bouteille de Dom Pérignon dans l’autre, tandis que des effluves de petits fours embaumaient la cuisine. A son air embarrassé et à son sourire crispé, il sentit sa gorge se serrer, ses intestins se nouer et sut que ce qu’elle s’apprêtait à lui annoncer allait complètement chambouler leur vie.

Ce contenu a été publié dans Atelier Petits papiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire