Lorsque Oma et sa petite fille sortirent pour aller au temple, les rues et les trottoirs étaient jonchés d’étoiles de mer. Rouges et oranges, luisantes, tachées de sable, elles gisaient, mêlées aux coquillages et aux branches d’arbres brisées. Un soleil pâle perçait par endroits le ciel couvert, très blanc et formait de longues pattes de lumière obliques et finement striées. Oma serra plus fort la main de sa petite fille. La veille, des voitures de police avaient circulé dans la ville pour inciter les habitants à rester chez eux. Puis le vent avait commencé à souffler. On dit plus tard que des enfants dont les parents imprudents les avaient laissés jouer dehors avaient été emportés comme de vulgaires feuilles mortes. La tempête avait hurlé toute la nuit. Effrayée, Oma avait d’abord veillé dans la salle commune, dont la grande baie vitrée tremblait sous les rafales. Tout voltigeait. Les tuiles volaient, les cheminées de brique tanguaient, les arbres s’inclinaient, des objets passaient en gémissant devant la fenêtre et disparaissaient ou allaient s’écraser ici ou là. La porte et les huisseries craquaient. Dans l’étable proche, les vaches meuglaient. Après avoir tourné dans tous les sens, Oma était allée chercher un vain repos et avait somnolé à côté de sa petite-fille, qui dormait sans s’apercevoir de rien sous l’édredon à fleurs. Elle apprit au matin par la radio que pendant la nuit la mer avait forcé les terres, que des villages entiers avaient été détruits et emportés, maisons, bêtes et gens. C’était plus que jamais le moment de prier Dieu.
Mais elles durent rebrousser chemin car le toit du temple avait été emporté. Oma avait toujours avec elle des bonbons pour faire patienter sa petite-fille pendant le long prêche du dimanche. Elle puisa dans son sac et remplit la petite main. Sur le chemin du retour la petite-fille suça les bonbons ronds et colorés en cherchant sous les étoiles entassées la trace des marelles dessinées sur le trottoir.
Aujourd’hui, Oma est morte depuis longtemps. Ses restes reposent sous une dalle nue et noire, dans le cimetière de son village non loin de Rotterdam, en Hollande. Son nom y est gravé à côté de ceux de ses parents et de son frère. C’est maintenant au tour de sa petite-fille d’être une femme très âgée. Elle est assise sur un large fauteuil de skaï rouge bordeaux. Punaisée sur le mur devant elle, une reproduction à la fois réaliste et mièvre figure un paysage maritime : des pêcheurs en marinière tirent leurs filets regorgeant de poissons figurant au premier plan une accumulation de coquillages, de crabes et homards, d’étoiles de mer rouges et oranges aux cinq branches bien ouvertes. Elle voudrait en saisir une, de sa main émaciée esquisse un geste devant elle. Une mélodie ondule dans la pièce, une chanson d’autrefois, trois petits enfants allaient au bois, et maintenant plusieurs étoiles virevoltent dans la pièce et se posent sur ses genoux. Elle baisse la tête pour les observer et entreprend de les attraper. Lorsqu’elle croit en avoir une, ses doigts ne tiennent que l’étoffe de sa chemise de nuit, mais elle ne se lasse pas, elle essaie encore et encore, les étoiles toujours lui échappent. Une larme involontaire déborde de son œil droit, bleu très clair, roule lentement le long de la joue.
– Votre chemise de nuit vous gêne, Madame Hoefstra ?
La vieille dame se tourne vers la voix, qui sort d’une bouche rose bordée de dents ivoire pas trop bien alignées. Elle voudrait bien se lever pour s’en rapprocher, mais son corps ne la suit pas, elle s’échoue de guingois sur le large fauteuil, pinçant le tuyau de perfusion dans lequel coule un liquide jaune vif.
– Oh, oh, oh, non ! Ne faites pas cela, vous allez tomber !
L’infirmière vérifie que le liquide jaune s’écoule normalement dans la veine et réinstalle la vieille dame.
– Vous vous souvenez de moi ? Je m’appelle Marilyne. C’est moi qui m’occupe de vous cet après-midi et ce soir. Je serai avec Maribelle qui doit arriver tout à l’heure. On va vous installer dans votre lit, vous serez plus confortable, on mettra les barrières, comme ça vous ne risquerez pas de tomber, une chute, ça suffit, non ?
Avec tout ce chambard, les étoiles se sont effacées, la vieille dame les cherche dans les replis du tissu puis les oublie. Mais la chanson, trois petites étoiles s’en vont au bois, continue de virevolter tandis que la vieille dame s’assoupit.