Les pieds du serpent

Chaque pied du serpent touche le fond tour à tour.

Il fait ça avec beaucoup de douceur.

Le pied tâte le terrain tranquillement, avant de laisser le poids du corps basculer sur lui.

Comme il y a une bonne dizaine de pieds, il y en a plusieurs qui bougent en même temps.

C’est féerique, et ça calme ma peur.

Parce que je ne sais pas trop si ce serpent est dangereux ou pas !

Il ne faut pas que je me laisse hypnotiser pendant qu’il approche pas à pas.

Je n’arrive pas à détacher mon regard.

Je n’ai plus de volonté. Je devrais m’enfuir.

 

Mais tout effort me paraît vain et absurde.

Je vis intensément ce moment présent.

Pourquoi se préoccuper du futur ?

Décidément j’aime ces pieds de serpent, je les adore.

J’aimerais qu’ils me touchent, qu’ils me caressent,

Avec leurs mouvements si doux, si sensuels,

Qu’ils me caressent le long de la colonne vertébrale :

Ça doit être absolument génial.

Beaucoup mieux que la masseuse chinoise du coin de la rue,

Qui est carrément rude.

Allez, je fais un dernier effort pour me mettre sur le ventre,

Pour que le serpent puisse grimper facilement sur mon dos.

Je l’attends, je l’espère, je le désire de tout mon être.

Mais il tarde à venir…

 

Et puis j’entends des balbutiements d’enfant !

En désespoir de cause, je me retourne.

Et je découvre les enfants gardés par la nourrice, ma voisine,

Qui avancent les uns derrière les autres dans le jardin de l’immeuble,

Où je me trouve moi-même

Ils sont abrités par de petites ombrelles qui leur cachent la tête

Et font d’eux ensemble, en première vision, une seule chenille, un seul serpent.

C’est un spectacle enchanteur,

Mais je suis terriblement frustré, de ne pas avoir mon massage de serpent.

Je sens la colère monter en moi…

Je me roule le dos par terre, je me le gratte contre la moindre aspérité.

 

La nourrice prend peur, et fait faire demi-tour aux enfants.

Et zut ! Elle va encore se plaindre…

Mais tant pis, je n’en peux plus.

Je me frotte le dos contre un tronc d’arbre, d’abord furieusement,

Puis de plus en plus doucement.

Et le feu dans mon dos, le feu dans mon corps, s’apaisent peu à peu.

Je reprends contact avec la normalité.

Je crois qu’un peu de fantaisie de temps en temps ne fait pas de mal.

Mais il faudrait que je me décide à déménager au fin fond d’une forêt,

Cela apaiserait mes relations avec les voisins.

Quoique. Cela reste à démontrer.

Peut-être que c’est ça qui m’amuse :

Le regard inquiet de la nourrice qui me découvre en train de me rouler par terre

Et se demande ce qui peut bien m’arriver ?

A quel point je suis fou et ou dangereux…

Oui, ce regard, j’en ai besoin.

Il dit sans doute quelque chose de moi,

D’une menace indistincte, indéfinie, indiscernable qui pèse sur moi.

Si je l’écoute, cette menace, elle monte, elle monte, elle monte…

Elle m’entoure de partout, elle m’écrase les jambes,

Le ventre, le dos, le torse, les épaules, la tête…

Elle pénètre ma gorge, mon nez.

Elle m’empêche de respirer, m’étouffe.

Elle a un goût amer, mais un goût fort, un goût vrai.

Je vais l’appeler Mélasse.

 

Comme la mélasse qui a envahi les rues de Saint-Pierre à la Martinique

Lors de la grande éruption du volcan de la Montagne Pelée.

Du sucre en excès, pour jouir de gourmandise, à en mourir.

Ça y est, Mélasse est mon amie.

Je respire mieux.

Je cache Mélasse en moi, je l’abrite.

Pas tout au fond. Juste derrière. Pas loin, à portée de voix intérieure.

Prête à suivre mon appel.
Maintenant c’est un animal familier… jusqu’à la prochaine crise.

 

Ce contenu a été publié dans Atelier au Long cours. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Les pieds du serpent

  1. Sarah P-N dit :

    Étonnant! Incroyable! Merci pour le partage 🙂

Laisser un commentaire