Couper les liens

Ils ont pendu deux hommes cette nuit. Leurs corps inertes se balancent à peine au souffle du vent. Leurs yeux sont fermés. Pas vraiment comme ceux des passants qui détournent le regard. Ils ont tous entendu cette nuit. Une chasse à l’homme, encore une. Ils ont dû tous courir magnifiquement, les uns pour sauver leur peau, les autres pour essayer de nouveau.
Pearl avait entendu cette nuit les branches qui craquaient, les flammes qui crépitaient, les toges blanches et les chapeaux pointus qui s’entraidaient.
Pearl comprend ce qui se passe mais elle ne sait pas quoi faire. C’est une adolescente qui croit aimer. Elle a la peau blanche. Celui qu’elle aime a la peau noire. Alors, oui, elle voit ce qu’il se passe la nuit, elle entend, elle sait que ça ne devrait pas être ainsi.
Son père l’avait fouettée de son martinet quand il l’avait vue s’approcher d’un peu trop près du fils de leur domestique. Pearl avait retenu ses larmes, elle l’avait défié du regard. Elle s’était juré que demain, elle irait droit devant elle.
Le lendemain, elle avait vu les deux corps sur le bord de la route. Elle s’en était voulu d’être soulagée que ce ne soit pas son amoureux. Elle avait eu peur toute la nuit. Sauve-toi, avait-elle imploré, sauve-toi.
Le père de Pearl avait disparu après le dîner. Il avait dit qu’il avait rendez-vous à l’église. Pearl savait et ne cautionnait pas.
En rentrant de l’école, en fin d’après-midi, les deux corps étaient toujours pendus là au bord de la route. Des mouches s’étaient invitées. Ça bourdonnait, ça grouillait.
Pearl lève les yeux vers eux. Elle les fixe pendant un long moment. Elle sait qu’elle va prendre des coups si elle s’attarde trop. Elle se décide. Elle court à la maison, trouve son petit baluchon, elle y glisse sa brosse à cheveux. Elle descend à la cuisine et prend du pain, du fromage, une pomme. La domestique lui sourit mais ne comprend pas. Pearl l’embrasse tendrement. Elle lui demande où est Jack. A l’écurie, je pense. Pearl court à sa rencontre. Elle a peur. Elle l’interpelle doucement. Elle ne voudrait pas se faire rappeler à l’ordre par son père.
– Mam Pearl, lui dit Jack. Je dois livrer ce foin chez les Smith.
– Je pars, Jack, viens avec moi.
– Mais où allez-vous Mam Pearl ?
– Je pars, je pars d’ici, je quitte le Sud. Veux-tu venir avec moi ? Nous irons dans le Nord où le monde est libre.
Pearl est déterminée. Elle s’inquiète car le fidèle domestique tremble.
– Ils étaient après toi cette nuit ? comprend-elle.
– Oui, Mam Pearl.
– Mais pourquoi ?
– J’étais parti dans les bois pour aller cueillir des fleurs. Pour vous, Mam Pearl.
– Jack, partons, tous les deux, toi et moi. Il faut qu’on montre au monde.
– Mais Mam Pearl, je ne veux pas mourir.
– Tu ne vas pas mourir Jack, reste avec moi, loin d’ici, loin de mon père.
– Il va envoyer ses hommes pour me lapider, me brûler vif. Je l’ai vu faire Mam Pearl.
– Jack, partons, maintenant ou attendons que la nuit tombe. Si nul ne fait le voyage, nous ne saurons jamais si c’est mieux là-bas, si nous pouvons nous aimer librement là-bas.
– Mam Pearl. J’aimerais beaucoup vous suivre. Mais ils vont tuer ma mère.
– Non, ils ne tuent pas les femmes.
– Mam Pearl, ils font pire que les tuer.
Pearl réfléchit, hésite. Comment la mettre en sécurité elle aussi. Eugénie est comme une seconde mère pour elle. Elle ne peut pas la laisser derrière. Une larme coule sur sa joue. Elle glisse un doux baiser sur celle de Jack.
– D’accord, dit-elle, mais je ne vais pas en rester là.
De retour à la cuisine, Pearl prend un couteau et se rend au bord de la route. Elle grimpe sur une souche et coupe les cordes. Les deux corps s’effondrent sur le sol. Elle va chercher des draps et recouvrent les corps. Elle s’agenouille et prie pour la paix de leur âme.

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2 réponses à Couper les liens

  1. Monique M dit :

    C’est un très beau texte qui rappelle la littérature américaine, à la fois universel dans la déshumanisation d’humains par d’autres humains et en plein dans l’actualité militante !

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