Petite chronique des Dolomites 4

Il se souvient d’une aube glaciale, cet homme au regard noir. Dehors aussi la nuit.Pas d’étoiles , seule la neige éclaire les sommets assombris. Il se souviendra toute sa vie de ce car bleu et vert, aussi dépenaillé que son conducteur, des cris, des adieux, de la hâte d’en finir. Du déchirement d’en finir. Du déchirement de tout abandonner. De l’arrachement à cette plaine de Vénétie, au Belluno, à ce contrefort des Dolomites.. laisser derrière soi parents, frères et sœurs. Seule consolation, elle est là, elle, sa femme. Elle l’accompagne dans cet exil des affamés, dans cet exil de l’aridité des vallées montagneuses.

parfois il se souvenait aussi des odeurs dans le car, transpiration, nourriture à l’ail entêtant. L’odeur de l’épuisement et de la pauvreté . Pourtant c’était une nuit remplie de promesses, une nuit comme une flamme. Mieux vivre, peut-être. Des rêves, du courage. Dans le silence du voyage, comme un éclair, les souvenirs cachés. Les souvenirs dans les souvenirs. Les marchés sur les chemins pierreux. Les cafés avec les copains..

Dans une ville inconnue, ils ont fait une halte. A l’angle d’une rue, une vapeur bleutée s’enroule à l’ombre des statues. On se dégourdit les jambes et on repart. Tout les intrigue. Rêver, assis au bord d’une fontaine, rêver parmi les corbeaux. L’est de la France. Tout est plat. Il fait froid. Au pied des terrils, les wagonnets métalliques grincent en cadence. Du minerai. Encore du minerai pour gaver la grande gueule des machines. Et c’est là qu’il mourra dans une explosion minière.

ô mes chères Dolomites, toute votre beauté, toutes vos promesses d’éternité, toutes vos merveilles, de cascades en torrents n’ont pas pu les retenir. Il faut bien manger.

Des années plus tard, leur petit- fils entendra parler de ces montagnes et les retrouvera peut-être dans un pli secret de sa mémoire d’enfance.pourtant ces italiens ne parlaient pas souvent de l’Italie. Oublier ? S’intégrer ? Renoncer au passé ?

Et sans le savoir encore vraiment, mettant ses pas dans les leurs, il sera pris de vertige en arrivant a Bolzano, pris de doute en roulant vers Brixen, mais retrouvera des certitudes dans le village de Mel où cet homme au regard noir était né, au début d’un autre siècle.

Ce contenu a été publié dans Atelier Buissonnier. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire