Atteindre la page, tourner le rivage

Elle n’aimait pas avoir froid et pourtant elle était allée à Montréal en plein hiver, avec de la neige jusqu’aux genoux, le nez rouge et les oreilles gelées prêtes à tomber. Elle s’était assise au café sur Sainte-Catherine, elle avait commandé un chocolat chaud, très chaud avec de la chantilly et des mini-chamallows. Ses mains enveloppaient sa tasse et ses yeux regardaient le trottoir d’en face : un tas de neige glacée entre le trottoir et la chaussée.
Elle s’imaginait y faire jouer ses poupées. Barbie fait du ski en Sibérie. Elle prit son cahier et un stylo au fond de son sac. C’est un temps à écrire des nouvelles, se dit-elle. Des histoires sans queue ni tête mais, espérait-elle des histoires qui réchaufferaient les cœurs.
Elle s’aventura à une parodie de Dracula en Islande. Puis n’y trouva aucun intérêt. Elle rédigea quelques mots sur un élève subjugué par son prof puis se dit que c’était déjà fait, à l’écrit, en images, en noir et blanc et en couleurs. La muse et son pygmalion. Le disciple et son maître. Toujours un rapport de forces, de connaissances inégales. De quel côté était vraiment les connaissances, de quel côté penchait la balance sur celui qui était le plus fort ?
A la table d’à côté, elle vit son voisin lire Americanah. Elle ne l’avait pas lu mais avait lu autre chose de l’auteur. Autour de ton cou. Elle ne s’en souvenait plus. Elle oubliait souvent, trop souvent ce qu’elle avait lu. Il ne lui restait que son ressenti, pas l’histoire en elle-même. C’est pour ça qu’elle avait beaucoup de mal à écrire, à écrire une histoire dont elle-même se souviendrait. Etait-ce son réel objectif ? Etait-ce vraiment ce qu’elle voulait faire de sa vie ? En attendant, elle griffonnait des lignes et des lignes sur son cahier.
Elle détestait ce qu’elle écrivait. Elle n’aimait rien de ce qu’elle tentait. Elle n’avait que des ébauches, des débuts de phrase. Rien pour la faire avancer dans une belle histoire. Elle inventait sa vie, celle des gens qu’elle croisait, ceux qu’elle voyait par sa fenêtre. Elle se perdait dans des détails sans importance ni pour l’intrigue, ni pour sa vie.
Elle aurait aimé capter l’attention d’un lecteur ou deux mais elle ne montrait rien à personne. Ses cahiers s’empilaient, témoins de toutes ses espérances qui saignaient de l’encre noire ou bleue selon le stylo qu’elle avait trouvé ce jour-là.
Elle aurait tant aimé un jour voir son ouvrage dans les mains de son voisin de café, le voir parcourir ses pages et les dévorer. Elle resterait là à contempler son visage pour voir si lui se souviendrait de son texte imprimé. Oserait-elle alors traverser la brèche, les quelques mètres qui les séparaient pour lui dire : « Vous aimez ? » Oserait-elle dès lors lui avouer qu’il lisait ses mots à elle ?
C’était l’hiver. Elle était assise à un café avec sa tasse de chocolat chaud qui refroidissait, la chantilly s’était noyée et les chamallows avaient fondu. Elle écrivait ligne après ligne. Elle écrivait tout et n’importe quoi. Sa liste de courses comme ses rêves les plus fous. Elle aurait dû demander un peu de whisky plutôt. Un peu d’alcool, ça ne peut pas faire de mal. Surtout quand on veut rejoindre l’autre rivage, celui où on croit devoir mener notre vie. Là-bas mais pas ici. Toujours là-bas et au-delà.

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