Attendre au feu

Benjamin attend au feu pour traverser. Il est surpris de voir des gens se lancer sur les bandes blanches au bonhomme rouge. Sa mère lui avait toujours dit : « Tu peux traverser seulement et uniquement lorsque tu vois le bonhomme vert. Le bonhomme rouge ou la main rouge, ça veut dire que c’est interdit ! ». Benjamin lui avait demandé : « Mais maman, pourquoi les gens traversent quand même au bonhomme rouge ?
– Ce sont des chenapans, des gens qui ne respectent rien, ni eux, ni la loi. Dans mon pays, on respecte la couleur des bonhommes.
– C’est pas la France ton pays, maman ?
– Euh si, évidemment Benjamin, évidemment. Oublie ce que je viens de dire.
La sonnette d’un vélo le fait sursauter. Le vélo grille le feu rouge et le bonhomme vert qui commence à clignoter. Benjamin n’a plus le temps de traverser. Quand ça clignote, on n’a plus le droit de commencer ; si on est déjà au milieu, il faut se dépêcher.
C’est comme le feu orange pour les voitures. En France, Benjamin avait remarqué que vert ou orange, c’était la même chose pour beaucoup d’automobilistes. Certains ne s’attardaient même plus au feu rouge.
Sa mère avait-elle raison ? Ce pays des droits de l’homme ne respectait même pas un droit basique de sécurité. Il avait perdu sa mère le jour de ses quinze ans. Un accident de la circulation.
Benjamin n’avait jamais trop su si sa mère avait enfin décidé d’enfreindre la loi ou si c’était juste un coup du destin. Il avait depuis repris ses habitudes d’enfant : attendre au feu pour traverser. Marcher sur les bandes blanches pour éviter les crocodiles : sur le blanc, on est dans un bateau, sur le noir, on est dans l’eau pleine de crocodiles. Petit, il devait prendre de l’élan pour bien atterrir. Aujourd’hui, il s’amusait à enjamber une bande blanche pour corser sa traversée. Il lui arrivait forcément de perdre l’équilibre. Il moulinait des bras comme s’ils s’étaient soudainement transformés en ailes qui pouvaient le rattraper.
Ce matin, Benjamin attend au feu pour traverser. Il est passé au vert, au rouge, encore au vert, au rouge. Il n’a pas compté combien de fois le feu avait changé de couleur. Il reste planté là, les yeux fixés sur les bonhommes qui voyagent en vert et s’arrêtent en rouge. Son téléphone sonne. Il ne l’entend pas.
Le soleil lui pique la peau du visage. Il en perd parfois la couleur des signaux. Mais Benjamin ne bouge pas. Il ne sent plus ses jambes qui s’enfoncent dans le sol. Il entend le son d’une voix robotique annoncer le nom de l’intersection puis bonhomme vert avec un tintement agaçant permettant la traversée des non-voyants. Benjamin n’entend plus cette voix venue d’ailleurs.
Il attend toute la journée à ce carrefour, au pied de ce passage clouté. La nuit tombe doucement. Il est toujours là. Les passants ne se sont pas arrêtés pour lui demander ce qu’il faisait là. Les automobilistes encore moins.
Une pluie fine commence à tomber. Benjamin tire sa capuche. C’est son anniversaire aujourd’hui et c’est ici que sa mère a perdu la vie.

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