Devant le Monoprix

Le soleil frappe le bitume du trottoir. Les robes sont courtes, les bras dénudés, les T-shirts sont blancs immaculés. Le temps passe vite, les gens marchent vite.
Mon cœur est meurtri, mon corps est endolori, mon genou écorché vif. Le soleil ne me réchauffe pas. Le soleil ne me réchauffe jamais. J’ai beau m’asseoir sous un rayon, celui qui me paraît le plus puissant, le plus à même de m’atteindre, rien n’y fait.
Mon bonnet en laine cache mes cheveux gris et me tient plus chaud que ce soleil de midi. Il est midi devant le Monoprix fermé, le rideau de fer est baissé, le rideau de fer est tombé.
Je me souviens des courges bleues de Hongrie, les courges de mon pays. J’en vois parfois au marché mais elles sont minuscules, ridicules.
Je suis parti un jour, un bras devant, un bras derrière, j’avais quelques pièces, quelques châtaignes grillées dans mes poches. J’ai rampé dans la terre boueuse, j’ai creusé sous le rideau de fer pour passer de l’autre côté, du côté de la liberté, je croyais. J’ai franchi des frontières.
Dans mon bonnet, je stocke mes souvenirs, le souvenir de la dame à l’imper rouge. Elle était belle cette dame, j’aurais aimé pouvoir l’aimer mais elle travaillait pour le gouvernement, j’en étais sûr et certain. C’était elle qui décidait des descentes.
Elle avait de la prestance, de la classe, de l’allure. Une femme qui m’aurait beaucoup plus plu si nous avions les mêmes idéaux de vie.
Je suis parti, j’ai fui. J’avais entendu que la descente allait se faire chez moi la nuit suivante. Je suis parti tellement vite. Je n’ai pas dit au revoir à mes amis, ma famille.
Sont-ils encore vivants ? Se souviennent-ils encore de moi ? Que pensent-ils de moi ? Ai-je bien fait de fuir ? Me considèrent-ils comme un lâche, un déserteur, un moins que rien ?
Assis ici, sur le pas de la porte du Monoprix, je me dis qu’à Paris, ça devait être le paradis. C’est le pays des droits de l’homme. C’est la liberté. C’est l’égalité. C’est la fraternité.
Je baisse la tête, j’ai honte d’avoir cru en cela. Je baisse la tête, je ne veux croiser aucun regard. Que vont-ils penser de moi si nos regards se croisent ? Auront-ils pitié ? Diront-ils que je l’ai bien mérité ? Chercheront-ils à connaître mon histoire, quelle a été ma vie ?
Même moi, je ne sais plus. J’oublie mon nom, mon âge, mon prénom. Je suis vieux, j’ai couru toute ma vie, j’ai fui la milice, j’ai fui la police. Je suis fatigué. Je vois par-dessus mes sourcils que Paris court, Paris court toujours.
Je me souviens de pas qui résonnent sur le béton, sur les pavés. Avant je jouais du violon, ça m’apaisait l’âme. Je jouais à l’unisson avec le bruit des pas. Un vrai concerto des rues.
Mon violon pleurait, mon violon exprimait de la colère, mon violon tirait des images douloureuses d’un pays que je ne connais plus, mon violon espérait des images joyeuses d’un pays qui ne m’accueillait pas.
J’ai perdu mon violon mais j’ai gardé mon bonnet.

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