La couleur des armées

Dans l’ombre, les esprits malins fomentent des coups de Trafalgar. Chacun attend le meilleur moment pour fondre sur l’armée. Cette armée en attente. Elle attend ses couleurs. Elle peut se défendre mais elle ne ressemble à rien. Le tableau est bien pauvre avec tous ces êtres gris. Tous ces êtres qui se ressemblent et se confondent. Tous entourés de ces ennemis encore invisibles dont on peut sentir la présence. Dans les poils qui se hérissent. Dans la sueur froide qui coule dans le dos. Dans le son des dents qui s’entrechoquent.

Chacun sait que le bataille va arriver, mais personne ne sait quand. Ils attendent dans le noir que quelque part quelqu’un se décide. Que quelqu’un vienne enfin leur donner un ordre. Armées et esprits, tous confondus, rangés non loin les uns des autres. Sans pour autant entreprendre quoique ce soit. Personne ne connait le terrain ou les protagonistes mais tous savent. Ils savent que la prochaine bataille est proche. Ils l’entendent approchée. Ils la sentent secouer chacun de leurs os. Et pourtant ils patientent. Ils se regardent et se souviennent. De la précédente. Des précédentes. Des histoires racontées. Et au plus profond d’eux-mêmes, ils connaissent leurs couleurs. Celles qui les rendront unique et fort. Celles qui viendront briser l’uniformité de leurs vies. Celles qui les feront appartenir à un peuple. Le leur. Pour qu’enfin quand le combat fera rage, personne ne les prenne pour un autre. Que plus personne ne se trompe. Que les Grands puissent commander les bons soldats.

Aujourd’hui quelque chose se passe. Le sol tremble et renverse les armées. La lumière filtre peu à peu et le visage. Non, les visages des Grands apparaissent. Est-ce l’heure de la prochaine bataille ? Les souffles se suspendent et chacun regarde les doigts se pointer. Mais vers qui, vers où ? Les minutes s’égrènent et aucun ordre ne vient troubler les rangs. Les armées sont toujours rangées. Les cartes sont toujours enroulées. Les portes des cités sont toujours fermées. Les vétérans n’ont jamais connu cela. Les petits nouveaux ne comprennent pas la situation. Le silence est pesant et pourtant il n’est pas complet. En tendant l’oreille, ils peuvent entendre les chuchotements des Grands. Mais qu’attendent-ils ? Que veulent-ils ?

Les soldats se tournent vers les explorateurs qui se tournent vers les héros. Pourtant aucun ne sait ce qu’il se passe. Jusqu’à ce qu’un par un, les Grands les fasse sortir. Chacun découvre un nouvel environnement. Les armées se mélangent. Les héros sympathisent. Dans un coin de leurs têtes, tous se demande quel est la teneur de cet étrange rituel. Pourquoi sont-ils tous passés à l’eau et au savon ? Les habits étincellent mais les esprits sont toujours confus. Personne ne leur explique ce qu’il se passe, ni pourquoi. Cela ne ressemble pas à une bataille. Cela ne ressemble à rien de ce qu’ils connaissent. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que tout cela va leur offrir ce qu’ils attendent depuis longtemps.

Ils sont à nouveau rangés par peuple. Ils retrouvent leurs camarades. Ils échangent leurs expériences. Les Grands les positionnent en rang, bien alignés. Ils sont comme scotchés sur place. Ils passent ensuite chacun leur tour sous les bombes. De gris à blanc. La pluie fine les recouvre tout entier. D’abord inquiet puis heureux de ce changement. Une inquiétude de l’inconnu. De ce nouvel atour et de ses conséquences. Et quand aucune n’arrive, ils se réjouissent juste de cette nouvelle couleur. Va-t-elle changé quelque chose ? Au fur et à mesure, les armées reviennent de ce traitement et tous se rendent compte que rien n’a vraiment changé. Pas encore. Ils sont blancs au lieu de gris. Ils sont à la lumière au lieu de l’obscurité. Ils sont tous ensemble au lieu de rangés chacun à part. Pourtant rien n’a vraiment changé. Ils se ressemblent toujours tous. Ils ne savent toujours pas ce qu’il se passe. Les Grands n’ont toujours pas pris de décision.

Dans les rangs, l’impatience se fait plus vive. A quoi servent-ils tous bien disposés en rang sans but ni ordre ? Où est leur raison d’être sans champ de bataille ? A quoi sert-il de leur donner une nouvelle couleur si elle ne les distingue pas ? Les critiques et les questions gonflent de plus en plus quand tout à coup les Grands révèlent leur dessein. Il n’y a pas de bataille en vue. Pas d’ennemi. Pas de terrain à conquérir. Pourtant tout va changer dans ce décor de paix. Ils vont enfin trouver leur appartenance. Ils vont enfin trouver leur individualité. Ils vont enfin prendre des couleurs. Tout ce rituel vise à enfin les habiller de leurs plus beaux atours. A nouveau tout se suspend et chacun attend mais avec une fébrilité qui n’existait pas avant. C’est un grand jour. Ils sont tous excités et un peu anxieux. La vie telle qu’ils la connaissent va radicalement changer. Seront-ils heureux de leurs couleurs ? Sont-ils prêts à ne plus tous se ressembler ? A faire disparaitre cette relative égalité entre eux ? Ce gris et blanc qui offre une uniformité confortable va disparaitre. La couleur va-t-elle créer la jalousie et le conflit ? Ce qu’ils attendent depuis longtemps soulève un nuage de questions par sa proximité. Personne n’avait jamais vraiment réfléchi aux conséquences de cette individualité. De cette cohérence qui regroupe par peuple. Auront-ils toujours un ennemi commun ou se tourneront-ils les uns contre les autres ? Toutes ces questions sans réponses envahissent les esprits et les font hésiter. Mais cette hésitation ne vaut rien car ce n’est pas leur choix. Ce n’est pas eux qui décident de prendre des couleurs ni lesquelles. C’est la décision des Grands qui ne semblent pas vouloir changer d’avis.

Cette fois-ci, chacun peut entendre les discussions. Certains s’essayent même à intervenir, donner une idée. Sans espoir d’être entendu, et à leur grand étonnement, ils semblent avoir une prise sur cette décision. Peut-être la seule de leurs vies. Peuple par peuple, les couleurs sont assignées. Chaque set est unique, même si certains se croisent. Chacun semble satisfait de son emblème et tous éprouve une profonde trépidation. L’attente est insoutenable et interminable. Alors en attendant chacun se compare et s’évalue. Les Egyptiens héritent du bleu roi, du doré et du blanc. Les Japonais se parent de noir, d’or et de rouge. Les Chinois enfilent le vert, le noir et le doré. Les Vikings s’habillent de fer, de bleu et de blanc. Les Amazones tirent le vert, le marron et l’argent. Les Grecs sautent dans le marron, le jaune et le gris. Les Mongols se vêtent de marron, de rouge et d’argent. Les Atlantes se glissent dans le bleu, le blanc et le vert. Les Incas se couvrent de vert, de doré et de blanc. Les discussions vont bon train en attendant que les Grands se décident à commencer. Plus le temps passe et plus ils se demandent combien de temps cela prendra. Dans quel ordre ils vont passer. Quel est le processus.

Enfin les Grands agissent. Les Egyptiens sont les heureux élus. Un héros, deux explorateurs, neuf soldats. Comme toutes les armées. C’est invariable. Les armes, le genre et les armures varient mais jamais le nombre. Un des Grands dirige les soldats et un autre Ramsès II. Les explorateurs attendent leur tour. Au début l’expérience est désagréable. Se faire jauger, scruter sous tous les contours. Se faire manipuler dans tous les sens. Le processus est long. Les couleurs sont appliqués en couche pour être plus éclatantes. Puis elles sont enduites pour faire ressortir les détails. Enfin elles sont vernies pour les faire briller. Les Egyptiens endurent et espèrent que le résultat sera à la hauteur de l’expérience. Les autres observent quelque peu horrifiés. Tantôt impressionnés par la maitrise des Grands. Tantôt inquiets du résultat. Au bout de très longues heures, ils sont enfin prêts et beaux. Ils ne cessent de s’admirer. Leur vie prend un nouveau sens. Le vent d’inquiétude qui planait encore sur les armées s’est envolé. Ils ont tous à l’esprit que se sera long et pénible mais le résultat en vaut la peine. Pour les couleurs et le sourire des Grands. Ceux-ci semblent fiers de leur travail. Le jour où toutes les armées seront colorées est encore loin mais tous le fixent à l’horizon et attendent patiemment leur tour. Les Japonais emboitent le pas.

Gabrielle et Tara admirent leur œuvre. Elles ont le dos en compote, de la peinture plein les mains et un bordel monstre règne sur la table, mais rien en peut diminuer leur joie. Trois jours et beaucoup d’indécision mais le résultat est spectaculaire. Un héros, deux explorateurs, deux tours et neuf soldats. Une armée complète et prête à l’emploi. Les Egyptiens ont fière allure. Il en reste encore beaucoup mais pour ce soir, elles savourent leur victoire. Il y a deux ou trois ans, elles se sont lancées dans les jeux avec figurines. Et la suite logique était de peindre lesdites figurines. Un plateau de soldats peints n’a rien à voir avec un plateau de soldats tous gris. C’est extrêmement satisfaisant mais cela prend beaucoup de temps et de concentration. Tara surtout s’est découvert une passion pour cette activité. Faire ressortir les moindres détails, trouver la bonne couleur, donner vie à ses âmes de plastique. Leur collection s’est agrandit au fur et à mesure et ne cesse jamais bien qu’elles soient loin d’avoir tout peint. Le nouveau défi : peindre toute la boite du jeu Monumental. Neuf armées, quelques monstres et quelques héros supplémentaires. Un travail de titan. Une journée et demi de sous-couche à la bombe. Une journée et demi pour la première armée et une deuxième presque fini. Plus que le héros des Japonais pour en avoir deux complètes. On pourrait croire que c’est une activité solitaire et pourtant elle les rapproche à chaque fois. Prendre des décisions communes sur les couleurs. Se rassurer sur les coups de pinceaux. La fierté partagée une fois le travail accompli. Mais surtout les regards ébahis de leurs amis quand elles sortent leur jeu tout nouvellement peint. C’est cela la vraie récompense. Ou peut-être est-ce de se dire que ces petites âmes de plastique ont enfin gagné leur couleur. Que désormais elles gonflent leurs torses parés bien rangées dans leur boite. Qu’elles n’ont plus à blanchir de leurs atours. Mais que peut-on vraiment savoir de leurs pensées, de leurs envies et de leurs espoirs.

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