Des mots

 

Tu as vu grand-mère , la pluie zèbre le ciel ensoleillé, nous allons avoir un arc-en-ciel très bientôt.

Billevesées, répond grand-mère.

C’est son mot en ce moment, quoique vous lui annonciez, elle dit ce mot. Elle l’adore : billevesées. Il n’y a plus que quelques répliques qu’elle prononce, et pas toujours à bon escient, mais ce mot là elle s’en sert énormément.

Elle a son sourire malicieux, quelques fois elle chantonne pour elle et d’un coup elle s’écrit : « et le gagnant est… » elle lève le doigt qu’elle pose sur ses lèvres et fait chut…

Quand grand-mère était petite, elle bégayait. Elle m’en a souvent parlé. C’était une douleur au quotidien, les moqueries la griffaient tout autant que les épines du roncier dans lequel elle s’était un jour réfugiée pour échapper aux harceleurs d’une autre époque. On n’utilisait pas ce mot, qui est récent, et pourtant c’est exactement de cela dont il s’agissait.

Elle a guéri grâce à une herbe magique dit-elle mais plus sûrement grâce aux bons soins de l’orthophoniste. Depuis, elle a toujours compté ses mots, elle parlait lentement de sa voix douce et basse. Elle utilisait des mots choisis, des mots savants et quand elle butait sur le début de certaines consonnes elle avait pris l’habitude d’utiliser des synonymes, des remplaçants qu’elle avait trouvés dans le dictionnaire. Et c’est ainsi qu’elle m’a transmis l’amour des jolies phrases, bien construites, précises, concises. Elle me reprenait lorsque j’utilisais, par facilité, un langage trop ordinaire à son goût. C’est ainsi que j’ai contracté le virus des belles lettres.

Je n’avais que dix-huit ans et mon existence auprès de grand-mère m’offrait l’impression d’avoir vécu toute une vie. Elle me racontait si bien la sienne que je me la suis appropriée. Elle m’appelait Dorothée, j’ignorais pourquoi puisque je me prénomme Emma, jusqu’au jour où elle m’avait avoué qu’elle avait été très amoureuse d’une jeune femme qui portait ce doux prénom. Elle avait un tatouage au poignet droit qui lui faisait comme un bracelet permanent. Grand-mère aimait poser ses lèvres au creux, là où les battements la reliait à son cœur. J’ai adoré qu’elle m’appelle ainsi dès lors que j’ai connu son histoire. Nous vivions toutes les deux depuis que je n’avais aucun souvenir de mes parents, trop tôt disparus, si petite me disait-elle, il est normal que tu ne te rappelles de rien, et puis ce n’est pas important, puisque je t’ai toute à moi.

Ce jour là, elle n’avait pas eu envie de sortir, les violentes bourrasques l’épouvantaient, c’était curieux comme le grand vent la mettait dans un état de quasi prostration. Cela faisait bientôt un an qu’elle avait commencé à perdre l’usage des belles phrases, des souvenirs à me livrer, des histoires à m’inventer. D’ailleurs je ne savais pas toujours la part de vérité de ce qu’elle me racontait, mais j’adorais cela. Dans la soirée j’ai proposé de préparer le diner car grand-mère semblait décidée à rester blottie au fond de son fauteuil favori. Dans ce cas, il était inutile de lui demander ce qui lui ferait plaisir de manger, je pouvais donc me laisser aller à concocter mes mets préférés : ce soir là j’optais pour un chili. J’étais entrain d’ouvrir la conserve de haricots quand je l’ai aperçue qui marchait vers moi d’un pas chancelant. En posant sans ménagement la boîte, celle-ci se renversa sur le carrelage de la cuisine. Au même instant grand-mère s’effondra, elle s’affaissa comme une poupée de chiffon. Je me précipitai pour la soutenir avant que sa tête ne heurtât le sol. Elle avait les yeux ouverts, elle me souriait et murmura quelque chose que je ne compris pas, je rapprochai mon oreille de ses lèvres pour entendre : je t’aime au microscope. Elle mélangeait les mots, elle devait être désorientée mais souriait toujours. Je l’allongeai délicatement le temps d’aller chercher un coussin à placer sou sa tête et composai le 15.

Et voilà, cette scène s’est passée il y a une quinzaine de jours environ. Après les obsèques que j’ai dû organiser avec l’aide de l’oncle Pierrot, j’ai décidé de rester vivre dans la maison de grand-mère, dans ma maison. Elle vibre de sa présence, car si je ne la vois plus, ce n’est pas pour autant qu’elle n’est plus là. C’est l’employé des pompes funèbres qui a dit cela en employant la métaphore du navire qui s’éloigne et disparait de notre vue, ce n’est pas pour autant qu’il n’existe plus. Alors je suis là et je vis comme une jeune fille de dix-huit ans plutôt heureuse, je pars tous les matins courir dans le bois tout proche. J’aime sentir l’air pénétrer loin dans mon corps, comme une coulée d’eau fraîche un jour d’été, je respire en foulées légères et régulières. Grand-mère aimait me voir rentrer tout en sueur, elle m’avait préparé une citronnade, elle me demandait toujours si je prenais bien mon téléphone quand je partais au cas où, disait-elle, tu te blesserais en tombant au milieu de nulle part. Elle ajoutait qu’elle en mourrait s’il m’arrivait quelque chose ! tu vois grand-mère, il ne m’est rien arrivé et tu es morte quand même ! je suis sûre que cela l’amuse de m’entendre penser cela. D’ailleurs je crois que j’entends son rire là-bas, sur le banc de bois installé sous la fenêtre ouverte, je me penche pour vérifier, on ne sait jamais avec elle, en fantôme farceur.

Et puis le temps a passé, j’ai réussi mes examens, maitrise de lettres modernes, pour faire honneur à grand-mère et à ses jolies phrases, à ses mots choisis. Et de manière inexplicable, un matin au petit déjeuner, quand Maxime est sorti de la douche et est venu me rejoindre le corps ceint de sa serviette de bain, j’ai buté sur le premier mot, le « tu as bien dormi ? » s’est transformé en un « tttu as bbbien dddormi ? » je me suis mise à bégayer. Oh non grand-mère, ne me fais pas ça !

Maxime m’a rassurée, m’a consolée me disant que l’extrême tension de ces dernières semaines, le stress des examens, la fatigue, tout cela pouvait occasionner ce genre de problème. J’ai fini de boire mon thé en lui racontant l’histoire du bégaiement de grand-mère. Et au fur et à mesure que je parlais, le débit de mes paroles se faisait plus fluide, je ne butais plus que sur un mot de temps en temps puis plus du tout. Après cet épisode qui me laissa perplexe plusieurs jours, je n’avais plus ce bégaiement en continu mais parfois il m’arrivait de buter sur un mot, j’avais du mal à le prononcer comme si la première syllabe ne voulait pas franchir mes lèvres. Je décidais donc de consulter un médecin, pas le généraliste qui me suivait depuis mon enfance, mais un autre qui ne serait pas au courant de ma vie passée et aurait un regard neuf sur ce qui m’arrivait. Le docteur Gallon après m’avoir auscultée et interrogée décida de me prescrire un scanner cérébral. L’angoisse me saisit malgré les mots qu’il prononça pour se montrer rassurant.

La dernière phrase prononcée par grand-mère me revint à l’esprit..  « je t’aime au microscope », elle allait mourir, était-ce pour me prévenir d’un mal qu’elle aurait perçu chez moi ?

Je fus complètement rassurée à la remise des résultats. Tout était normal, le stress avait réellement dû être la cause du phénomène. Je récupérai les clichés et rentrai, soulagée, nous fêtâmes la bonne nouvelle au restaurant le soir même. Maxime offrit le champagne dont j’abusais tant le bonheur d’être en bonne santé me submergeait.

Durant la nuit je fis un rêve dont je ne me souvins pas au réveil mais une pulsion inexplicable me fit me saisir des clichés du scanner, m’installer à mon bureau, allumer la lampe et prendre la loupe que grand-mère utilisait les derniers temps pour lire. Je scrutai attentivement les zones, ne comprenant pas ce qui me poussait ainsi à faire cette curieuse démarche. Et j’ai trouvé , d’abord un H, puis un T et j’ai poursuivi fiévreusement mes recherches, une joie indicible m’a envahi , j’avais envie de crier, alors j’ai crié. J’avais retrouvé toutes les lettres qui formaient le prénom  « Dorothée ». C’était merveilleux, un phénomène incroyable, j’étais aux anges. Si ça , ce n’était pas un signe de grand-mère, alors là, comme aurait dit oncle Pierrot, je mange mon chapeau ! quand Maxime s’est levé j’étais toujours installée sous la lampe du bureau. Il s’est étonné de me voir la loupe à la main scrutant le scanner. Je lui ai dit de venir voir, qu’il y avait un truc incroyable. Alors il s’est mis près de moi, j’ai montré les zones dans lesquelles j’avais vu les lettres, j’ai passé et repassé la loupe, sans plus rien trouver. Il n’y avait plus que les zones blanches et noires que les clichés comportent. Je m’énervais, Maxime attendait patiemment de savoir ce qui me mettait dans cet état, je n’avais encore rien dit. Je commençais à pleurer de rage, de déception. Je lui ai expliqué entre deux hoquets ce que j’avais trouvé quelques minutes plus tôt. J’étais sûre de moi, je n’avais rien inventé, Maxime très cartésien faisait un effort pour essayer de me croire, il m’embrassait, me caressait les cheveux, puis il m’a entraînée jusqu’à la cuisine pour me préparer un petit déjeuner.

J’ai retrouvé mon calme, j’ai bu et mangé ce que mon compagnon m’avait préparé, j’ai filé sous la douche, et pendant que l’eau coulait sur moi, j’ai senti une joie m’envahir, grand-mère m’avait fait signe, elle m’en ferait d’autres j’en était certaine, je serais attentive et tant pis si personne d’autre que moi s’en aperçoit ; c’est à moi et à moi seule qu’elle dédiera la preuve de sa présence depuis l’au-delà.

De ce jour, plus jamais je n’ai buté sur le moindre mot.

 

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