En attendant Georgette

– Quoi, Que t’est-il arrivé encore ?
– La montée des araignées, j’te dis !
– Hein ? En plein hiver ?
– Et oui que j’te dis et même la nuit au Mont Saint Michel.
– T’aurais pas mangé un peu trop de galettes, toi ?
– Ben, chais pas. La boîte est jolie, tu trouves pas ?
– T’abuses, frérot, tu sais bien ce qu’il a dit le docteur.
– Ce charlatan ? Il vient nous voir une fois par semaine avec des pilules de toutes les couleurs. A chaque fois, je lui demande les bleues, il me dit la prochaine fois ce con !
– N’empêche, il t’a dit d’arrêter le sucre et le beurre, et toi, t’as bouffé toute la boîte de galettes.
– Mais non. Regarde. Elles sont dans ma table de nuit. C’est pour ma chérie, quand le doc me refilera les pilules bleues…
– J’voudrais pas te démotiver mais les pilules bleues, ça fait bien longtemps qu’ils en donnent plus.
– Viens voir. Chuis de mèche avec l’infirmière. Je lui refile mes boîtes de chocolat et de caramels contre quelques pilules bleues. Elle est cool, Emma. En plus, elle essaye de me monter le coup avec ma chérie.
– Ah parce que t’en es où ? Et puis, c’est qui d’abord ?
– En fait, c’est un peu chiant parce que le dirlo, il a décidé, pour une raison à la con, qu’à la cantine, il y aurait un service pour les filles, un service pour les gars. Soi-disant pour ne pas trop faire monter d’envie et de désir.
– Ah ouais, sans déconner, c’est dur ça ?
– Comme si à nos âges, on n’avait plus d’envie et encore moins de désirs. Quelle bande de cons !
– Alors c’est qui ta minette ?
– Georgette mais tu le répètes à personne sinon j’te pète la gueule.
– Georgette ? Ouah, t’as pas choisi la plus moche !
– Ben non, c’est ce que j’te dis, c’est pas parce qu’on est vieux qu’on n’a plus de goût, ni goût à rien. Le doc, il va falloir qu’il comprenne vite fait bien fait.
– Et Emma dans tout ça ?
– C’est une infirmière super sympa. Déjà quand je lui dis que je ne veux pas de piquouses, elle me dit ok. Pour les médocs, c’est pareil sauf quand j’ai vraiment trop mal. Mais bon, chuis un bonhomme. Même pas mal, tu vois. Mais je t’avouerais que j’aimerais bien avoir moins mal à la hanche pour conclure avec Georgette.
– T’es taré, mon pote.
– C’est ce qu’on veut nous faire croire Pierrot, c’est ce qu’on veut nous faire croire…
– Albert, blague à part, il faut que j’te parle.
– Vas-y, j’t’écoute.
– Non mais c’est sérieux, mec.
– Ben oui, vas-y, shoote.
– Albert, j’peux compter sur toi ?
– Pierrot, crache le morceau !
– J’ai un truc à te demander. Mais tu me promets que tu ne vas pas péter les plombs.
– Je ne peux pas te promettre tant que je n’ai pas entendu ce que t’as l’intention de me dire.
– Ok. Bon voilà. J’ai commencé à construire ma future maison.
– Quoi ? C’est quoi ces conneries ?
– Attends, j’t’explique. Voilà, avec Maurice, on est allés faire un tour au cimetière.
– Putain, Pierrot, fait pas chier, ça me fout les jetons !
– Je sais Albert, mais sans te spoiler, on va tous y passer. C’est pour ça qu’avec Maurice, on y est allés pour faire du repérage. Et on a trouvé un coin super sympa, sous des arbres.
– Ouais, et ?
– Et, on a décidé de se construire une maison sur les tombes du cimetière. J’ai lu ça dans un bouquin qui se passe en Inde. J’ai trouvé l’idée plutôt fun.
– T’es pas bien ou quoi ? Tu veux que je sonne Emma pour qu’elle te file un cacheton ?
– Mais non, ça va, t’inquiète. Je prépare le terrain, tu vois.
– Pourquoi tu me racontes ça ? Tu sais très bien que c’est un sujet banni, interdit.
– Je sais Albert, parler de la mort, ça ne t’éclate pas autant que parler d’amour.
– Pierrot, tu vas te prendre mon poing sur la gueule.
– Avec ton arthrite et tes rhumatismes ? Ouh, j’ai super peur !!
– Pierrot, arrête de me chauffer.
– Ça, c’est sûr, tu préfères te faire chauffer par Georgette !
– Espèce de jaloux !
– Albert, Albert. Toi et tes rêves d’ado attardé. Laisse-moi t’expliquer avant de t’emporter comme ça.
– J’t’écoute.
– On va construire une maison sur les tombes et on aura chacun sa chambre avec un coloc sous terre comme ça, on ne sera jamais seuls. Quand elle sera finie, on va tous se barrer d’ici et y habiter. Enfin, les mecs cools et sympas. Oui, et les minettes aussi. J’ai pensé à toi, t’inquiète.
– Pierrot, mais vous êtes des génies ! Je peux en parler à Emma ?
– Ben, en fait, j’préfèrerais pas.
– T’inquiète, elle est super discrète et en plus elle pourra nous fournir.
– Albert, t’es sérieux là ? Tu voudrais lui proposer d’être notre dealeuse ?
– C’est ça, t’as tout compris ! Je suis sûr qu’elle va être d’accord. La gériatrie, elle m’a dit ça une fois, c’était pas son premier choix. Elle pensait que les vieux ça râlait tout le temps, ça pleurait tout le temps, ça puait aussi. Tu sais, on dit bien « ça sent le vieux ! ». Franchement, depuis que je suis vieux, cette expression m’horripile. Est-ce qu’on dit « ça sent le jeune ! ». Ben non, on dit « ça sent la chair fraîche ! ». Dégueulasse, si tu veux mon avis, purement dégueulasse. Depuis quand on est cannibales ?
– Albert, Albert, tu t’égares là ! T’es sûr qu’on peut lui faire confiance à Emma ?
– Mais oui. C’est elle qui passe mes lettres à Georgette. Je crois qu’elle adore voir ma tête quand elle me donne la jolie lettre de réponse. Tu sais, Pierrot, Georgette écrit à l’encre violette. C’est très joli, comme la boîte de galettes. Et puis Georgette, quand elle écrit, elle sublime le propos.
– Tu me feras lire une de ses lettres ?
– Ça va pas la tête ou quoi ? C’est super perso, super intime.
– Ah pardon, ça me donnait juste envie de lire autre chose que les journaux défraîchis qu’on nous laisse ici.
– Et ton bouquin qui t’a donné l’idée de la maison sur les tombes ?
– Je l’ai caché là-bas pour ne pas laisser d’indices.
– Ah ouais, pas bête !
– Albert, tu sais avec Maurice, on a presque fini. Tu voudrais bien venir voir ce que ça donne.
– Chiche ! Et comment on fait pour sortir ni vus ni connus ?
– C’est là que j’ai besoin de toi, pour fixer la stratégie.
– Il nous faut combien de temps pour arriver à ton endroit ?
– Avec ou sans déambulateur ?
– Pierrot, mon poing sur la gueule, je te préviens.
– Je déconne. Y a trop de pavés de toute façon avant d’y arriver. Donc je dirais 15, 20 minutes aller. Pareil pour le retour.
– Et le doc, il est censé passer quand ?
– Ben, c’est ça le problème, on l’a pas vu depuis quelques temps. Y a une rumeur qui dit qu’il ne revient plus parce qu’il se tape une infirmière au lieu de faire sa ronde.
– Ah le cochon ! J’espère que ce n’est pas Emma. Ou peut-être que si, ça serait bien que ce soit elle. Elle arrivera peut-être à le convaincre de distribuer des pilules bleues.
– Albert, t’arrête avec ta fixette de pilules, là ?
– Ouais, t’as raison. Ok, je me renseigne. Si c’est Emma, elle va s’occuper de lui un peu plus longuement pour qu’on ait le temps de faire l’aller-retour.
– Et si c’est pas elle ?
– Et ben , je lui dirai d’enfermer les deux zigotos et de jeter la clef. Comme ça, le temps que les pompiers arrivent, défoncent la porte, que le doc remonte son pantalon, que l’infirmière reboutonne sa blouse, on aura même eu le temps de fleurir les tombes !
– T’es génial, Albert. Génial !
– Ouais, je sais. C’est une info à faire passer, ça.
– A qui ?
– A Georgette, ducon !
– Ben oui, où avais-je la tête ?
– Bon, Pierrot, on fait comme ça : Emma est dans notre camp. Je la briefe et on voit quand on peut faire le p’tit tour.
– Parfait, parfait. Dis, Albert, tu veux vraiment pas me lire un peu de tes correspondances avec Georgette ?
– Tu me promets de ne pas te foutre de ma gueule et encore moins de celle de Georgette ?
– Mais non, tu crois vraiment qu’on perd son romantisme en vieillissant ?
– Moi, non. Toi, je sais pas. J’t’ai jamais entendu parler d’amour. Tu parles toujours de la mort. D’ailleurs, c’est à se demander comment on peut être potes tous les deux.
– C’est pas comme si on avait vachement le choix.
– Oui, c’est vrai, c’est pas con comme raisonnement. Ça me fait penser à ma grand-mère qui, après avoir perdu toutes ses copines, a dû sympathiser avec la seule grand-mère du quartier, sa belle-sœur avec laquelle elle ne s’entendait absolument pas. Comme quoi, passés 80 ans, on devient peut-être plus tolérants.
– Bon alors, tu me lis les lettres ? Enfin, ce que tu considères être lisible à haute voix. Je t’autorise à censurer les passages olé olé. S’il te plaît, Albert, mes yeux ne voient plus très bien et mes oreilles aimeraient écouter de jolies histoires.
– Pierrot, t’as un sacré toupet. Tu vas pas non plus me faire pleurer !
– Mais non, juste un peu de rêve, ça me ferait du bien.
– Ok. Mais je te préviens, Georgette, elle a la classe, elle a tout pour elle. T’as pas intérêt à tomber en amour pour elle !
– Lis, Albert, lis.
– Attends, j’ai un peu de mal à ouvrir l’enveloppe. D’habitude, c’est Emma qui les ouvre et même qui me les lit. Passe-moi mes lunettes.
– Tiens.
– Hum. « Mon cher Albert, votre courrier m’a émue au plus haut point. Je ne saurais vous décrire les émotions qui m’ont envahie. Des émotions que je croyais perdues. Je vous remercie pour vos mots, vos élans. Je me suis envolée, portée par le vent »…
– Euh, Albert, elle te vouvoie Georgette ? C’est curieux, non ?
– Pierrot, franchement ? Qu’est-ce que ça peut te foutre qu’on se vouvoie ? Oui, on se vouvoie. Exactement, ça te pose un problème ?
– Ben, non, mais pourquoi, je ne comprends pas.
– La séduction, t’es con ou quoi ? J’ai envie qu’elle croit que je suis un homme bien sous tous rapports. Bien élevé et tout et tout.
– Mais tu lui mens !
– Non, je cache une partie de la vérité.
– Ben, c’est pareil, tu mens.
– Pierrot, Pierrot, mon poing sur la gueule…
– Albert, tes menaces ne me font pas peur. Et puis, tu sais très bien que j’ai raison sinon tu voudrais pas me foutre ton poing sur la gueule.
– N’importe quoi !
– Mais si, j’ai raison et puis, à nos âges, on devrait quand même avoir compris qu’on n’a plus de temps à perdre avec des mensonges, des non-dits et de l’à peu près. Vas-y franco, Albert. Chuis sûr que Georgette, elle t’aime bien et qu’elle sait très bien quel genre de bonhomme tu es.
– Ça veut dire quoi ça ? Qu’est-ce que tu lui as dit ?
– Ben rien. Je ne savais même pas que c’était ton crush.
– Mon quoi ?
– Ton crush. C’est mon petit fils qui m’a appris un nouveau mot. Ah ces jeunes. Toujours à vouloir réinventer la vie.
– A leur âge, on a sûrement fait pareil.
– Ouais c’est vrai. Tu sais, j’aime bien quand il vient me voir le petit.
– Ouais, c’est cool quand on a des visites.
– Il me raconte toujours des trucs rigolos. Il a toujours l’impression que chaque événement qu’il vit le mène « au bout de sa vie ». Ça aussi, c’est une de ses expressions. En plus, il ne se rend pas compte que moi, je suis au bout de la mienne.
– Pierrot, mon…
– Poing sur la gueule, je sais. Mais, tu sais, le petit, il me raconte ses histoires d’amour avec des filles, des gars. Il ne sait pas encore bien. Et puis, ils me font rire ces jeunes avec leur façon de s’accoster : je m’appelle machin truc, j’ai tel âge, je suis hétéro, homo, bi, je suis végétarien, flexitarien, vegan et patati et patata.
– Pierrot, de quoi tu parles ?
– Ben de notre société qui devient folle à vouloir s’identifier sur sa sexualité, sur sa façon de manger, c’est vraiment n’importe quoi !
– Pierrot ?
– Oui, qu’est-ce qu’il y a ? T’es pas d’accord ?
– Si, si, mais en fait, comme j’ai pas assez de dents, je suis juste bien content quand je peux manger quelque chose de bon.
– Ouais, c’est vrai.
– Je peux continuer de lire ?
– Vas-y, Albert, vas-y. Mais promets-moi que tu arrêteras de lui conter fleurette.
– Pierrot, la séduction, ça fait aussi partie de l’amour.
– La séduction oui, mais pas le mensonge.
– D’accord, je ferai un effort pour ne pas trop embellir ma vie.
– Albert, t’as pas compris. Il faut au contraire que tu continues à embellir ta vie.
– Franchement, Pierrot, je ne te suis plus.
– Laisse tomber Albert, lis.
– Ok. Na na na na na ah voilà j’en étais là. Ah ça non je ne peux pas te le lire. Ça non plus. Ça, oh la la, trop drôle, non, non, ça non plus.
– Albert.
– Attends, je tourne la page. Ah mince, l’encre violette a un peu bavé.
– Albert, tu le fais exprès ?
– Non, non, voilà, voilà. Ça, je peux te lire. Tu vas voir comme ma Georgette est une femme formidable.
– Attends, je me cale sur le fauteuil et je ferme les yeux. Vas-y, je suis prêt.
– Voilà : « Mon tendre ami, j’aimerais avec et auprès de vous courir après les souvenirs avant qu’ils ne s’éloignent trop ».
– Le gros lot, Albert, t’as gagné le gros lot.
– Tu sais, Pierrot, y a pas d’âge pour aimer et être amoureux.
– Je sais, Albert, y a pas d’âge pour mourir et être enterré.
– Pierrot, on va se changer les idées et aller visiter ta nouvelle maison, tu veux bien ? La pluie s’est arrêtée et un rayon de soleil nous y invite. Tu viens ?

Ce contenu a été publié dans Atelier Petits papiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à En attendant Georgette

  1. Sylvie W dit :

    Quelle belle conversation! On aurait aimé y être. c’est à la fois plein d’imagination, plein de concret, plein d’émotions. bien réussi!

  2. Marija dit :

    Merci Sylvie pour ton retour, c’est super gentil.
    Contente que le dialogue t’ait plu 🙂

Laisser un commentaire