Où allons-nous ?

Définir un mot, une expression. Définir des choses qu’on ne comprend pas. Définir sa vie. En dessiner les contours. Tracer des chemins. Repousser les frontières. Sortir de ses gonds. Définir, toujours définir pour savoir, toujours savoir, pour comprendre, toujours comprendre.
Dans définir, il y a finir. C’est bizarre, non ? Finir quoi ? Finir une chose pour en commencer une autre. Faut-il vraiment mettre un terme à une histoire pour qu’une autre commence ? Peut-être, peut-être pas. C’est un peu comme les chemins qu’on choisit. À droite, à gauche, droit devant, faire demi-tour. Où allons-nous ?
Elle était enfoncée dans le fauteuil en velours rouge passé. La conférence durait déjà depuis quelques temps. Elle ne savait plus trop quand elle avait commencé et encore moins quand elle allait terminer. Cette conférence ne pourrait peut-être jamais prendre fin.
Sofia aimait apprendre, découvrir, décortiquer les choses pour mieux les appréhender. Elle s’amusait avec les mots, elle s’émerveillait devant un reportage sur une civilisation lointaine ou disparue. Elle en était sûre au fond d’elle. Tout s’explique, tout s’enchevêtre. Dans sa tête, ça se bouscule : une idée par ci, une analyse par là, un souvenir par ci, un rêve d’avenir par là.
Sofia s’était laissée porter par le titre de cette conférence « Où allons-nous ? ». Une question que l’on se pose sans cesse, que l’on soit perdus ou non d’ailleurs. Sofia se demandait pourquoi il était si important de savoir où on allait, où on devait aller. Quel est l’objectif à atteindre au bout du chemin ?
Sofia avait un peu décroché lorsqu’un intervenant avait tenté vainement d’attirer l’attention du public. Il avait une voix soporifique, sans coffre, sans élan. Sofia avait à peine entendu sa première phrase. Elle avait pensé : il aurait dû aller à la conférence de prise de parole en public puis son esprit s’était évadé.
Elle se souvenait d’un caillou tombé, le soleil brillait dessus intensément, comme s’il voulait attirer son attention sur ce petit caillou gris. Elle s’était penchée et l’avait pris. Elle l’avait tourné, retourné, exploré sur toutes ses coutures de caillou gris. Quel que soit l’angle sous lequel elle le fixait, le soleil lui renvoyait un rayon en pleine pupille.
Depuis lors, Sofia gardait ce caillou, qu’elle considérait comme empreint de magie, dans sa poche gauche. Quand elle se sentait perdue, quand les questions fusaient trop dans sa tête, elle le prenait entre son pouce et son index pour se rappeler qu’elle l’avait trouvé sur son chemin.
Le voisin de Sofia la sortit de sa rêverie. Il commençait à ronfler. Sofia sourit, hésita à lui donner un coup de coude pour qu’il arrête de ronfler. Elle tenta de siffler mais sa bouche en cœur n’exhala qu’un petit souffle chaud sans le moindre son.
Son voisin plissa le nez et marmonna « Et si c’était à l’envers ? ». De quoi pouvait-il bien rêver ? Sofia se recala dans son fauteuil délicatement pour ne pas réveiller le bel endormi. Son fauteuil grinça. Son voisin sursauta et mit quelques secondes à se resituer. Il se redressa, essuya la commissure de ses lèvres où sa salive s’était échappée. Il se racla la gorge. Sofia le regarda avec des yeux ronds mais rieurs.
– Je suis désolé, dit-il.
– Il n’y a pas de mal.
– Vraiment, je suis désolé, ce n’est pas très poli, ni pour les intervenants, ni pour les spectateurs.
– Je sais, mais ça arrive. Et puis, lui là-bas, il a une voix de berceuse.
– Ah, ça doit être pour ça alors. En tout cas, ça m’a fait du bien.
– Tant mieux.
– Vous savez pourquoi ça m’a fait du bien ?
– Ben, j’imagine que vous étiez fatigué.
– Oui et non. En fait, j’en ai marre de dormir seul. Et puis, là, à côté de vous, sans être vraiment à côté de vous, je me suis senti bien, enveloppé. C’était doux, douillet.
– Ah, c’est gentil.
– Dites-moi, sans vous paraître indiscret, vous dormez avec des chaussettes ?
– Non, répondit Sofia dans un fou rire, pourquoi ?
– Pour rien. Pour rien. Je m’appelle Phil et vous ?
– Sofia, enchantée Phil.
– Enchanté… Ça parle de quoi sur l’estrade ?
– De choses qui doivent finir pour que d’autres commencent. Enfin, j’en étais là. Là, maintenant, je ne sais pas trop où ils en sont.
– Vous avez décroché aussi ?
– Oui mais je ne me suis pas endormie, le taquina-t-elle.
– Touché ! Mais vous deviez rêver alors, non ?
– Oui, sûrement. Je réfléchissais à ce qui avait été dit et je me disais que je n’étais pas trop d’accord.
– Eclairez-moi.
– En fait, je ne pense pas que les histoires doivent s’arrêter pour qu’une autre commence. Je pense que chaque élément d’une histoire en amène une autre. Parfois, on répète les mêmes histoires, parfois on pense qu’elles sont finies mais elles vivent en nous pour toujours. Et puis, les histoires s’écrivent simultanément, chacun prend une voie ou une autre, s’accroche à une branche, un rocher, un élément de décor. Nos chemins de vie ne sont pas des lignes droites. Enfin, je ne pense pas. On va, on vient, on reste sur place, on revient en arrière, on imagine ce que sera demain. A chaque croisement, ça peut être une histoire ou une autre. Vous imaginez un peu toutes ces possibilités ?
– Euh, oui, mais à un moment, ça serait quand même bien de suivre un chemin, non ?
– Oui et non. Et si notre chemin, c’était de laisser la place au hasard, d’arrêter de pleurer son passé mais plutôt de le prendre comme un chemin qui nous enrichit et qui nous a construit pour être la personne qu’on est aujourd’hui.
– Dis donc, ils auraient dû vous demander à vous de mener la conférence. C’est sûr et certain, je ne me serais pas endormi !
– Arrêtez de vous moquer !
– Non, je ne me moque pas…
Des applaudissements éclatèrent dans la salle. Les intervenants remerciaient et serraient des mains.
– Mince, dit Phil.
– Oui, c’est bête, on n’aura pas eu la conclusion de cette conférence.
– Vous croyez vraiment qu’ils avaient une réponse à « Où allons-nous ? »
– Je ne sais pas. J’aurais bien aimé savoir.
– Pourquoi ?
– Pour savoir où je vais…
– Et vous pensez vraiment que ce sont ces guignols qui vont vous le dire ?
– Ben non, mais peut-être que s’ils savent eux où ils vont, je pourrais me rassurer et me dire qu’un jour je saurai pour moi.
– Foutaises et balivernes !
– Pardon ? Et puis, vous venez des quel siècle pour utiliser ces interjections ?
– Je viens d’aujourd’hui, de la même époque que vous mais j’aime bien, ça me rappelle des temps d’avant…Bref, moi, je sais où vous allez, en tout cas, dans les cinq prochaines minutes.
– Ah bon ? Eclairez-moi !
– Vous allez prendre un café avec moi. Ou un thé. Un thé, non ? Vous avez une tête à offrir du thé au Père Noël.
– Quoi ? éclata-t-elle de rire, offrir du thé au Père Noël ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
– Oh la la , je m’embrouille. Je crois que j’ai rêvé que vous buviez du thé avec le Père Noël dans la cage de votre escalier…Il me faut vraiment un café pour réveiller mes idées.
– D’accord, allons-y.
Phil et Sofia marchaient côte à côte, même s’ils ne se touchaient pas, Sofia avait l’impression douce et étrange qu’il l’enlaçait dans ses bras. Phil rougit. Pas un mot n’avait été échangé de la sortie de la salle à l’entrée du café. Pourtant, une intense discussion avait eu lieu entre leurs âmes.
Le serveur leur apporta un café allongé et un thé dans une petite théière individuelle. Chacun prit sa tasse à mains pleines pour se réchauffer un peu. Ils échangèrent un regard par-dessus la porcelaine blanche. Toujours pas une parole.
La télé du café braillait. Ils entendaient « C’est officiel, vous êtes en couple ? ». Puis une dispute et « T’es célibataire ! ». Sofia n’osait pas trop avouer qu’elle suivait le programme. Pour quelles raisons ? Elle ne le savait pas vraiment. Peut-être pour mieux comprendre la société d’aujourd’hui. Elle savait que tout était scénarisé mais elle s’attardait sur ce nouveau choix de vocabulaire. Ses sourcils s’étaient dressés quand elle avait entendu « On est en pré-couple ! »Ça veut dire quoi ? s’était-elle demandé. En pré-couple, c’est quand on s’est fait un bisou sur la bouche. Puis l’étape d’après, qu’il fallait absolument officialiser, c’était d’être en couple. Comprendre : on s’est fait un bisou avec la langue ! Et surtout, on ne rompt pas, on dit à l’autre qu’il est célibataire pour lui permettre d’être libre comme l’air pour être en pré-couple. Ça faisait rire Sofia.
Phil rompit le silence :
– Il est bon ton thé ?
– Oui, très.
– Tu voudrais aller où après ?
– Me promener dans les bois.
– On est un peu loin là, non ? Ça te dit de faire un tour aux Tuileries ?
– Ça manque un peu de vert là-bas, non ? On le traverse et on va ailleurs ?
– Tu vois que tu sais où tu vas.
– Nuance, je sais où je veux aller et dans la vie, ça ne correspond pas toujours à où je vais.
– … Sofia ?
– Oui.
– Tu étais en train de penser à quelque chose quand on est entrés dans le café ?
– Aux étiquettes.
– Aux étiquettes ? Quelles étiquettes ?
– Tu vois la télé là-bas ? Un jour, ils sont en couple, un jour célibataire.
– Oui, je sais, c’est du grand n’importe quoi.
– Ah parce que tu suis aussi ?
– J’ai honte de le dire mais oui, sourit Phil.
– T’inquiète, moi aussi et franchement, je ne sais pas pourquoi je regarde. Mais contre toute attente, ça me fait réfléchir à des choses de la vie.
– Ah oui, quoi par exemple ?
– Aux étiquettes !
– Eclaire-moi.
– Je me suis dit que les gens se sentent souvent obligés de se définir et s’enferment dans des étiquettes de statut, de sexualité, de façon de manger…Il n’y a plus de place pour être tout simplement.
– Oui, c’est vrai…T’as fini ton thé, on y va ?
Le Jardin des Tuileries était plein de monde, ils descendirent sur les berges où le vent chantait, la Seine battait la mesure. Un oiseau se posa sur un pavé. Phil décrocha. Sofia décrocha. Tous les deux s’asseyaient sur une poutre en bois en même temps. Tous les deux fixaient la Seine, le va-et-vient des péniches. Tous les deux se souvenaient de belles choses.
Phil ferma les yeux. Sofia ferma les yeux. Ils ne se touchaient pas. Ils ne parlaient pas non plus. Ils s’écoutaient respirer. Ils entendaient le cœur de l’autre battre. Ba bam. Ba bam. Les battements de leur cœur s’accordèrent à celui du fleuve.
Phil était dans les bois. Sofia était dans les bois. Ils y rencontraient des personnages de conte qui voulaient changer d’histoire. Leurs mains se frôlèrent. Phil dit dans son rêve : il faut suivre le sentier. Sofia dans son rêve lui répondit : allons-y.
Le sentier était parfois étroit et envahi d’herbes folles, parfois un peu plus large avec des pierres comme des pas japonais. Sofia dit à haute voix : J’aime ce sentier, je pense que je vais prendre la boucle par là. Phil lui répondit à haute voix : Oui, c’est joli par là. Va voir. Moi, je vais passer par là. On se rejoint là-haut ?
Sofia se roula dans l’herbe fraîche. Phil cueillait des pâquerettes et des pissenlits. En haut du sentier, il lui tendit les pissenlits et dit : Souffle et fais un vœu. Sofia dit tout haut : que chacun de nous soit heureux sur son chemin. Que de temps en temps, nos chemins se croisent et n’écrasent jamais le chemin de l’autre. A toi, dit Sofia.
Phil lui retira des brins d’herbe de ses cheveux et dit : que nos âmes ne cessent jamais de se comprendre. Que nos chemins s’éclairent mutuellement même dans les moments sombres. Tiens des pâquerettes.
– Viens, on joue à tu m’aimes, un peu, beaucoup, à la folie, passionnément ?
– Si tu veux, mais toutes les pâquerettes de la terre te donneront une réponse différente. Ça dépendra des jours, ça dépendra des nuits. Mais nos âmes toujours sauront.

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