Pinocchio se rebiffe

La bibliothécaire range les derniers livres empruntés par les enfants. Ce week-end, la bibliothèque sera fermée. Elle est fatiguée, la semaine a été rude. Mercredi dernier les enfants se sont rebellés. L’heure du conte a été perturbée par un groupe de petits vauriens qui l’ont interrompue bruyamment. Depuis bientôt vingt ans qu’elle dirige ce lieu, aucun enfant n’avait remis en cause les histoires qu’elle leur racontait. Même lorsque l’histoire était connue par une partie du jeune public, la magie opérait et tous écoutaient religieusement.

Ce mercredi là, rien ne s’est passé comme d’habitude. Le matin elle s’est levée en retard. Après un rapide et déprimant passage par la salle de bain, elle s’est brulée en buvant trop rapidement son café. Cette journée commençait très mal.

Arrivée sur son lieu de travail, la tête à l’envers, elle a cherché en vain le livre qu’elle avait sélectionné. La journée avançait, les enfants allaient arriver et elle n’avait toujours rien préparé. Pas de panique, elle est allée piocher dans la bibliothèque de sa mémoire. Tiens, les contes de Perrault, elle va en choisir un au hasard.

Le « Petit Poucet », c’est une histoire qu’elle aime raconter malgré le fait qu’elle soit cruelle. Comment des parents peuvent-ils abandonner leurs enfants dans la forêt ? Comment un père peut-il trancher la tête de ses filles ?

Tant pis, elle se lance.

Dans la forêt, le vent agite les branches des arbres et fait murmurer les feuilles. Tout à coup, des cris se font entendre. Que se passe-t-il ? C’est l’appel d’un enfant perdu, dit le grand chêne. La forêt attentive retient son souffle. Le petit Poucet et ses frères suivent le petit chemin qui serpente entre les arbres. Derrière lui il sème des miettes de pain pour retrouver son chemin : cela avait marché la première fois avec des petits cailloux blancs.

Brutalement, un pantin de bois avec un long nez surgit devant eux. Les enfants sont interloqués.

-Bonjour, je m’appelle Pinocchio.

-Mais tu ne fais pas partie des contes de Perrault, disent les enfants.

-Oui, je sais, mais je m’ennuie dans mon histoire. Je ne veux plus être un pantin qui devient un enfant sage. Je voudrais essayer d’autres histoires, d’autres rôles .Laisse moi te remplacer, rien qu’une fois.

– Pas question, dit le petit Poucet, je dois rester avec mes frères et les ramener à la maison chez nos parents.

Pinocchio est insistant : juste une fois je voudrais rencontrer l’ogre. Non, non et non ! Le petit Poucet ne cède pas et notre pantin reprend son chemin.

Au loin, il aperçoit une petite tache rouge, c’est une petite fille qui lui sourit.

-Bonjour, je m’appelle Pinocchio.

-Moi c’est petit Chaperon rouge, je ne te connais pas, tu ne fais pas partie de mon histoire. Tu vois, moi j’attends le loup, pas un pantin de bois.

-Moi aussi j’attends le loup dit Pinocchio, je voudrais lui proposer un marché. Je voudrais le remplacer et t’accompagner chez ta grand-mère.

-Tu ne peux pas, dit la fillette, on ne peut pas changer l’histoire. Je dois attendre le loup.

Le loup a tout entendu et il est furieux. Tu ne peux pas changer une virgule de l’histoire. Le petit chaperon rouge ne peut même pas arriver en retard chez sa grand-mère, ni même prendre un raccourci. C’est écrit et puis c’est tout. Et puis moi qu’est-ce-que je deviens ?

 -Juste une fois, dit Pinocchio. Mon histoire ne me plait pas. J’en ai assez d’être un pantin de bois qui devient un enfant sage.

-Eh bien, dit le loup, tu peux demander à remplacer la grand-mère, elle est fatiguée de jouer ce rôle ennuyeux. Moi dans cette histoire j’ai toujours eu le rôle principal. Je n’ai jamais accepté de second rôle.

-Je pourrais remplacer le petit Chaperon rouge…

-Tu oublie que je la mange dit le loup énervé Tu n’as rien à faire dans notre histoire, tu dégages…

Pinocchio reprend son chemin, il est triste, qui voudra lui céder sa place ?

Au loin une petite chaumière, autour un joli jardin. Je connais cette histoire se dit-il. La belle au bois dormant, c’est une belle histoire, je pourrais remplacer le prince… Mais, le prince n’est pas d’accord.

-Juste une fois dit Pinocchio. J’en ai assez d’être un pantin de bois qui devient un enfant sage.

-Regarde-toi, avec le nez que tu as, comment penses-tu donner un tendre baiser à la princesse endormie ? Laisse-nous en paix et retourne dans ton histoire.

Dépité, Pinocchio reprend sa route. Il va marcher longtemps. A un moment il va croiser le lapin d’Alice toujours aussi pressé. Lui s’est perdu dans la foret et n’a pas de temps à lui accorder.

Notre ami va marcher plusieurs jours, traverser plaines et montagnes pour enfin apercevoir un château avec deux grandes tours. Il est heureux, c’est une chance. Peut-être la chance de sa vie de sortir de son histoire.

En haut d’une des tours, Anne, la dernière femme de Barbe Bleue attend et scrute l’horizon. Elle est  très inquiète et a demandé l’aide de son frère. Est-ce lui qui arrive au loin ?

Au fur et à mesure que Pinocchio approche du château, Anne se décompose. Ce n’est pas son frère et son armée mais un pantin de bois. Qu’est-ce qu’il fait là ? Il ne fait pas partie des contes de Perrault. J’en suis sure, se dit-elle.

-Bonjour, je suis Pinocchio. Barbe Bleue est-il là ?

-Non, il n’est pas là. Heureusement car elle a brisé un tabou et pénétré dans la pièce interdite du château.

-Je vais remplacer Barbe Bleue. Il est violent, autoritaire et cruel. Moi je serai un époux doux, fidele et prévenant.

-Mais tu n’y pense pas, Barbe Bleue ne se laissera pas détrôner. Lui il aime jouer les rôles de guerrier macho, il aime dominer, ne partage rien et veut toujours le premier rôle.

Barbe Bleue est arrivé discrètement. A l’énoncé des projets du pantin il hurle de rire. Un rire tonitruant, un rire à faire écrouler les tours du château. Tout le monde tremble tant les yeux de Barbe Bleue lancent des flammes.

Pinocchio rassemble son courage.

-Monsieur, s’il vous plait, laissez-moi juste une fois-vous remplacer. J’en ai assez d’être un pantin de bois qui devient un enfant sage.

Barbe Bleue est hors de lui, il attrape le pantin et le jette dans la cheminée. Pinocchio s’enflamme immédiatement.

 C’est tragique, notre ami voulait juste un peu de changement dans sa vie.

Les enfants ont écouté silencieusement. Beaucoup ont apprécié mais un petit groupe a commencé à s’agiter, à ricaner, à interpeler la bibliothécaire.

Pourquoi a-t-elle osé mélanger les contes ? C’est un crime crient les enfants ! Pourquoi avez-vous jeté Pinocchio dans le feu, c’est «  dégueulasse ». On vous déteste.

Nous ne viendrons plus écouter l’heure du conte et ce sera de votre faute !

Quelle journée ! Il a fallu beaucoup de temps à la bibliothécaire pour remettre les contes en ordre… Enfin, je veux dire qu’elle remette de l’ordre dans ses pensées car la journée a été très très rude.

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