La rocade

Il passe tous les jours devant le château d’eau de la Route des Ajoncs. Chaque fois, il a un genre d’émotion qui ressemble à du respect – c’est idiot mais il le trouve stoïque. C’est le mot qui lui vient à l’esprit. Stoïque. Penser qu’il se tient là, silencieux, imposant, rempli d’eau. Pour nous, qui lui passons pourtant sous le nez sans un geste de reconnaissance. C’est peut-être que les fantômes n’ont pas de reflet, songe t’il en actionnant ses essuie-glaces. La bruine a forci et voilà qu’il tombe maintenant de grosses gouttes. C’est sûr, la rocade sera embouteillée. Il aurait dû partir plus tôt, mais il n’a plus l’habitude de tout ça. C’est ce nouveau boulot. Il pensait qu’il s’habituerait, mais non. Pourtant, à son âge, ces trajets sont pénibles. Sa fille l’avait pourtant bien mis en garde. Elle qui se tartinait Saint-Guénolé-Quimper tous les jours en savait quelque chose. « Quand on vise 45 minutes, il faut se souvenir qu’on peut s’attendre au double un jour sur deux. » Il avait haussé les épaules.
55 ans, ce n’est quand même pas si vieux. Il n’allait pas choisir son emploi en fonction du trajet. Et puis, le plus périlleux, ça aurait été de rester plus longtemps inactif. S’encroûter. C’était ça qui l’avait conduit à prendre le contrat. Il sentait sa fatigue et s’il l’écoutait, cette fatigue, il n’irait plus nulle part. C’est ça qu’il avait voulu taire à sa fille. Elle était au bord de prendre tout à fait son indépendance et il lui faudrait combler sa solitude quand elle partirait. Bien sûr, il pourrait reprendre ses lectures sur les fouilles en Egypte, organiser ses vacances d’été, ou n’importe quoi. Peu importe. Sa vie serait de toutes façons transformée et la perspective de s’y retrouver sans boulot lui avait parue bien opaque. Il ouvrit son manteau pour mieux respirer. Il lui serrait le ventre, ce manteau maintenant ; ça c’était nouveau. Dans le rétroviseur il vit le reflet d’un arc en ciel en train de se former. L’averse était passée et le soleil éclairait la route. Il bifurqua par son petit raccourci. Ce serait ça de gagné sur la rocade. Il jeta un œil à sa montre. Il était dans les temps.

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2 réponses à La rocade

  1. Emmanuelle P dit :

    Aube d’un basculement, d’un milieu de vie un peu dépassé. La rocade et ses noeuds, déjoués par un homme rusé. Bifurcation de vie.

  2. Cécile C dit :

    Merci pour ta lecture, Emmanuelle. Tu as raison, la rocade a des noeuds, des embranchements, des occasions de bifurcations multiples. Je n’avais pas vu ça en écrivant…

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