L’Algérie de mon père

Remuer les souvenirs, comme on balaie une couche de poussière, c’est le ressenti de Jean, ce grand jeune homme blond, arrivé sur le quai de la gare de Saint Aignan, un matin d’été 1956. Il est parti six mois plus tôt rejoindre l’Algérie, laissant sa femme adorée et leur premier enfant. Il a embarqué avec cette déchirure en son cœur. Il était à Saint Aignan et pas avec ses hommes. Jean entendait les ordres et les redistribuait, obéissant à la patrie, à l’Armée, à son devoir d’officier.

Les premiers jours, il se refusa de regarder ce pays inconnu, à la chaleur torride si différent du sien. Il vivait en aveugle, barrait tous les soirs avec son crayon les jours écoulés sur son carnet. Un matin , il se réveilla différent. Le ciel lui parut d’un bleu éclatant. Il accepta enfin de se laisser envahir par la beauté de cette terre ocre, asséchée, de ce désert montagneux. Il vit enfin les champs d’oliviers à l’infini, ces arbres gorgés de petits fruits verts, ces femmes voilées, cette différence. Jean accepta d’être un lieutenant qui protège ses hommes. Les ordres qu’il recevait lui étaient odieux , il ne les comprenait pas. Il  obéissait en  commettant le moins d’exactions possibles .  Sa position d’officier dans un pays en guerre s’opposait à sa grande sensibilité.  Il le savait, il ne voulait ni tuer, ni torturer. Toutes les nuits, toutes les minutes de sa journée se tournaient vers sa femme et sa fille. Il se sentait horriblement divisé , le sommeil l’avait déserté au fil des mois. Jean cherchait uniquement à se protéger de l’ennemi, à étudier leurs embuscades. Sa vie en Algérie fut un cauchemar ,sa droiture se cabra, son attirance pour l’armée s’effaça.

Revenu sur le sol français, il se fit la promesse d’oublier ce temps , de le remiser au fonds de sa mémoire, de ne jamais l’évoquer. En homme de parole, il tint en son creux , les horreurs qu’il avait vues et celles qu’il n’avaient pu empêcher d’advenir.

La seule phrase qu’il répéta à ses enfants sur ce temps de sa vie : « Je n’ai jamais tiré sur qui que ce soit, j’ai toujours tiré en l’air ».

J'écris depuis mon adolescence...comme beaucoup j'ai tenu un journal intime puis j'ai écrit des poèmes puis des textes et quelques petites nouvelles. J'adore lire depuis que je sais lire . Les livres furent mes premiers amis .

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3 réponses à L’Algérie de mon père

  1. MicheleM dit :

    « Je n’ai jamais tiré sur qui que ce soit, j’ai toujours tiré en l’air ».
    C’est très émouvant de lire cet aveu !
    Je suis née en Algérie. Arrivée en France en Juillet 1962. J’ai passé une grande partie de ma vie à ne plus y penser. A présent j’essaie de comprendre. Et c’est pas facile. Voici les livres et le film qui m’ont aidé à comprendre l’histoire :
    – La Bataille d’Alger, film de Gillo Pontecorvo
    – Quand il neigeait sur le Djebel Amour, récit historique de René Knégévitch
    – Le Tailleur de Relizane, roman de Olivia Elkaim
    – L’Algérie à l’ombre de Maria, roman de Luce Rostoll
    Voilà… on refait pas l’histoire… on essaie de ne pas en souffrir…
    Michèle

  2. Emmanuelle P dit :

    Mon père est né à Oran en 1944, et les photos que j’ai vues de ses oncles et tantes laissaient voir des gens souriants, heureux sur la plage. Ses parents et lui sont arrivés en métropole en 1947. Le reste de la famille pied-noir est arrivée, contrainte et déchirée en 1962. A un moment, je voulais aller sur les traces de ce bonheur laissé de l’autre côté de la Méditerranée, mais les conditions n’ont pas été réunies pour que je mène mon projet à bien.

  3. aliette dit :

    Je m’immisce dans ces échanges, mon histoire n’a jamais croisé l’Algérie (sauf peut-être par un oncle très peu connu, mort à 20 ans en Algérie, pendant son service militaire et dont la mère, ma grande-tante, tenait le souvenir serré très fort en elle et dans une tension recouverte par un silence qu’elle n’a jamais rompu).
    Ainsi, c’est en réponse au silence dont parlent vos échanges que je vous signale, au cas où vous ne la connaissez pas, cette petite série radiophonique « L’Algérie des camps, le silence de mon père  » https://www.franceculture.fr/emissions/lalgerie-des-camps.
    Aliette

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