A l’aveugle

Les yeux fermés, elle hume les parfums du printemps. La menthe sauvage et l’anis de la dune, là-bas, en contre-bas. Elle joue à l’aveugle, en prévision des jours de ténèbres. Sa vue se voile, le champ se rétrécit : les appareils ne se trompent pas. Il mesurent et les graphiques dessinent des courbe, d’année en année, de mois en mois. Le déclin se précipite.
Sa main se tend pour caresser « le jeune sauvage », ce chien qui ne la quitte pas d’une semelle et préfère les intérieurs douillets aux excursions en terre inconnue. Elle se moque de son manque d’audace et, en même temps, elle lui en est reconnaissante. Parce qu’en attendant, il est là, à ses côtés. Perçoit-il qu’il lui sera de plus en plus utile ? Non qu’il soit un chien d’aveugle, mais à force de l’accompagner, le vétérinaire l’a assuré, il le deviendra.
Comment percevoir la nature sans plus la regarder ? Elle appuie l’index sur sa narine droite, inspire à gauche. C’est puissant, c’est délicieux. Elle imagine le chemin de terre au bout de la petite porte de bois du jardin, les herbes folles et hautes qui gratouillent les mollets, les escaliers qui régulièrement se couvrent de sable quand le vent a été fort, la plage. Elle imagine la marée basse un jour sans promeneurs. Les nuées de minuscules oiseaux qui courent sur le sable mouillé, s’envolent d’un mouvement et atterrissent un peu plus loin pour continuer leur chorégraphie. Elle enlèverait ses baskets, fourrerait ses chaussettes en boule tout au fond, remonterait son jean et les chevilles dans l’air frais, la plante du pieds contre le sol mouillé, elle avancerait en entendant le chant lointain de la marée montante.
En libérant l’index de sa narine droite, elle s’aperçoit qu’elle ne respire plus de la même manière à droite qu’à gauche. Sa cage thoracique s’est ouverte d’un côté seulement. Elle appuie maintenant l’index sur sa narine gauche et inspire à droite. Le soleil chauffe ses paupières et son front. Elle se souvient du médecin, de son regard posé sur elle, qui s’employait à lui faire comprendre que les yeux tels qu’elle les avait, elle les perdrait. Ce n’est pas du coin de l’œil qu’il vérifiait ça, mais dans un face à face intense auquel elle ne s’était pas dérobée. Un silence les avait accompagnés. Un ange passe, s’était-elle dit, et elle avait senti des chaînes réussir ses chevilles et ses poignets. Les larmes avaient affleuré. Il avait tendu la boîte de mouchoirs en papier.
– On a un peu de temps, lui avait-il dit pour la ramener au présent. On va mettre en place ce qui est nécessaire.
Elle avait hoché la tête et s’était levée. Elle lui avait serré la main sans un mot.

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