Appel du pied

Alexandrine n’avait ni chaussette ni perruque ni fossette. Au cabaret, elle était la risée des autres danseuses aux jambes longues, à la peau diaphane, au corps élastique.
Alexandrine avait froid aux petons malgré l’automne tout en vert. Elle avait les pieds rougeauds et potelés des filles de la campagne. Elle ne les cachait jamais même lorsque l’hiver prenait sa place. Elle en avait cherché des solutions mais son succès, indéniable, prenait racine dans ses pieds endoloris et sanglés dans des chaussures à multiples brides. Le médecin de la troupe lui avait murmuré au creux de l’oreille, serrez bien fort, ça fait baisser la tension.
Au Chat Noir, elle aimait la clientèle raffinée, au Moulin Rouge, elle aimait la clientèle encanaillée. D’un cabaret à l’autre, des guirlandes et des ribambelles s’en allaient à tire d’aile. Les décorations de Noël s’accrochaient comme elles pouvaient en cette année sur la fin.
Alexandrine espérait voir une lumière au bout du chemin. Elle en avait assez de vivre dans les lumières tamisées, les lumières poudrées de l’hiver annoncé. Elle regardait souvent dehors lorsque la neige tombait fort pendant que l’enfant dormait.
Il y avait eu un petit malentendu avec le propriétaire du cabaret : pas d’enfant ici, avait-il dit. Il avait plutôt sous-entendu, pas d’enfant visible à la clientèle dévergondée. Personne ne devait jamais savoir qu’il y avait un enfant.
En chemin ce matin, Alexandrine l’avait tenu par la main. Il se frottait les yeux encore plein de sommeil. Il avait les chaussettes redescendues.
Alexandrine avait vu le petit malin fouiller au fond du tiroir. Il avait pris son temps, il avait fait doucement pour ne pas réveiller l’invité de sa mère. Le matin, à la maison, il se débrouillait seul pour trouver ses habits. Il lui arrivait souvent d’avoir des chaussettes dépareillées, trop grandes mais il n’était jamais nu-pieds. Alexandrine en avait fait un principe de base à son éducation.
Sur le chemin, Alexandrine avait croisé deux autres danseuses avec un petit à la main. Elles avaient toutes fait semblant de ne pas se voir, de ne pas se reconnaître. Ne jamais montrer l’enfant. Jamais. La maquerelle les avait suffisamment prévenues.
Trois poussins sont sortis ce matin. A l’école, ce sont les meilleurs amis du monde. Ils partagent le même secret. Dans leurs histoires les plus folles, ils partagent même le même père.
Alexandrine lâche la main du petit. Il court à la rencontre de ses amis. La poule en est ravie. Les deux cocottes aussi. Elles tournent les talons. L’école a pris le relais. Ça va durer toute la journée. Toute la journée, elles vont se maquiller, s’habiller en déshabillé provocateur. Les cocottes glisseront délicatement des bas qu’elles accrocheront au porte-jarretelles.
Alexandrine serrera son corset pour gonfler sa poitrine opulente mais en aucun cas ne couvrira ses pieds.

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