Fashion Week

Aujourd’hui, c’est le dernier jour de la Fashion Week. Il faut en mettre plein les mirettes pour le final. Les créateurs avaient tous tenté une idée, un concept parce que la mode c’est de l’art, la mode c’est un moyen d’expression, la mode c’est une revendication.
Dans sa chambre de bonne avec vue imprenable sur le Sacré Cœur, Gianluca griffonnait sans cesse sur son carnet. Après une année de confinement, enfin d’enfermement, il avait envie de nature, d’un retour au vert. Il avait espéré être le seul à avoir cette idée. Malheureusement, l’ouverture de la semaine s’était faite sur une estrade vert de pré. Faux gazon, fausses fougères, faux vers rampant sur les tiges XXL en fond de scène.
Les journalistes s’en donnaient à cœur joie : « La jupe verte lui va à ravir ». « Le pull vert crève l’écran. »
Gianluca en était sidéré. Tous absolument tous les créateurs de la nouvelle vague avaient eu le même coup de blues, la même inspiration, le même élan. Il était vraiment trop tard pour revoir toute sa collection et changer la proposition de son défilé. Peut-être aurait-il le temps d’ajouter quelque chose à la musique…
Gianluca devait passer à 15h, il était 9h du matin et il avait réfléchi toute la semaine pour ne pas paraître fade après tout ce vert vomi les jours précédents. Tout le monde y avait mis une touche. Lundi : défilé de cols Claudette, de fraises, de foulards, d’écharpes, d’ascots, de cravates. Les tenues étaient soit blanches, soit noires, seul l’élément autour du cou était vert. Du vert d’eau au kaki, du vert émeraude au vert pistache.
Mardi : l’élément vert était la chaussette ou le collant, la culotte longue ou le jupon. Mercredi : seuls les bijoux, essentiellement des plastrons, étaient verts. Jeudi : défilé au naturel avec pour seul habit une feuille de vigne façon Adam et Eve. Vendredi, en écho au défilé de la veille, le créateur avait lancé le défilé appétissant et éphémère : un chapeau en brocoli, un caraco en grappe de raisin, des bretelles en concombre. Samedi : il était question de vert de haut en bas, la personne toute entière était verte, le visage peint, les cheveux teints. Chaque mannequin défilait avec une expression figée et dure pour expliquer « vert de rage » façon mode.
Dimanche : les experts avaient donné leur avis sur tout, expliquer le moindre faux pas, la moindre chute. C’était pourtant un jour très attendu. Le dernier défilé, celui d’un talent prometteur et innovant, un jeune homme sympathique qui venait d’Italie, dans la lignée des Versace, Dolce & Gabbana, Giorgio Armani. Tout le monde attendait Gianluca au tournant, lui qui voulait se démarquer de ses illustres prédécesseurs. Il était 14h30 désormais, il courait d’un mannequin à une autre, remettait les tenues, recoiffait les cheveux.
Il avait pu changer la musique en ajoutant des effets sonores rappelant le chant du torrent qui se précipite vers l’océan. Gianluca avait eu envie d’ajouter du bleu dans le vert flamboyant. Pourtant, depuis petit et encore plus depuis qu’il avait commencé son école de mode, on lui avait toujours enseigné que le vert et le bleu ne se mariaient pas.
Gianluca tentait en ce dernier jour le tout pour le tout. 15h : c’est parti, premier pas de la première qui fait mine de tomber à l’eau. Tous les mannequins hommes et femmes passent ainsi et s’effondrent en forme d’étoile de mer sur le podium.
Gianluca arrive pour le final, lève les bras. De toute sa hauteur, il leur fait signe de se relever. Les applaudissements ne cessent pas.

Ce contenu a été publié dans Atelier Papillon. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

4 réponses à Fashion Week

  1. Sylvie W dit :

    J’aime ces encrages soudains qui viennent surprendre tout à coup le lecteur, à des lieux de se douter de ce qui arrive et pourtant c’est super adapté: « Chaque mannequin défilait avec une expression figée et dure pour expliquer « vert de rage » façon mode ».
    Bravo!

Laisser un commentaire