Le pantalon

Quel calvaire ce pantalon, il serre, il rentre dans les fesses. Je suis tout le temps en train de tirer sur l’entre jambe. Si quelqu’un me voit, il va croire que j’ai des morpions. La honte. Bon, il n’y a pas grand monde sur la route du lac ce matin. Mais il vaut mieux que personne ne me voit. Après plusieurs lavages, il est tout délavé. Au début il était bleu ferme. Oui, c’est ce que j’aurais dit, un bleu affirmé. Maintenant, on ne sait plus vraiment. Il est bleu mou, gris bleu à la rigueur. Et puis les poches sont ridiculement petites. On peut rien mettre dedans. A quoi ça sert de faire des poches à un pantalon si c’est pour les faire aussi petites ? Je ne sais pas ce qui m’a pris d’acheter ce pantalon. C’est avec Maria que je l’avais acheté, pendant les soldes l’été dernier. J’étais sûr que c’était un très bon pantalon. Mais je sais pas, soit j’ai grossi, soit… rien du tout. J’ai grossi un point c’est tout.

Nous marchons dans la neige, sur la route qui mène au lac. Il fait froid, notre respiration s’échappe en petit nuage de vapeur. Il doit y avoir trois kilomètres entre le village où nous avons laissé la voiture et le lac. La neige est tassée, nous progressons avec précaution, elle couine quand nous avançons. Les enfants tirent leur luge sur la route. Heureusement qu’ils m’ont écouté, ils pourront redescendre en glissant. Cette randonnée serait parfaite, si ça n’était ce pantalon. C’est ma seule revendication comme dirait Maria. « Une seule revendication par jour. » Elle trouve que je râle trop, alors c’est ce qu’elle m’a demandé. « On est en vacances, alors tu devrais essayer d’être un peu heureux. »

Maria marche joyeusement avec son manteau. Moi je dis qu’il est vert. Elle dit « non c’est plutôt bleu » mais pas du tout bleu comme mon pantalon. En plus, moi je le vois vert. Elle affirme que c’est céladon. Mais en tout cas, il est joli. Julie s’approche de moi et me regarde :

–Papa, tu crois qu’il sera gelé le lac ?

–Oui, surement, on est en février, il fait froid.

–Super, on pourra marcher dessus ?

–Oh ! Il faudra faire très attention, la glace c’est parfois traitre.

Julie pars rejoindre son frère et nous continuons notre chemin. Nous progressons sur les lacets qui mènent au parking où nous garons les voitures l’été. Il nous reste la dernière montée. Les enfants avancent dans la neige. Ça fait frr frr à chaque fois qu’ils marchent. Je transpire malgré le froid et nous arrivons sur le ressaut. Le lac nous accueille. Les enfants laissent leur luge et s’approchent du bord. « Il est gelé, regarde papa, il est gelé. » Une fine neige roule sur la surface comme du sable poussée par le vent. Un rayon de soleil frappe la glace d’un éclair doré et tout le paysage s’embrasse. Les montagnes alentour s’éclairent et j’oublie ce pantalon trop serré, mes revendications. Je pose le sac à dos au pied d’un rocher. Dans le silence de la montagne, nous entendons le lac craquer. Une longue plainte de la glace, comme un animal qui gronde. Julie s’approche de moi et m’attrape le bras « qu’est-ce que c’est ? » Nous écoutons encore un moment la glace grincer et je lui dis « C’est le lac qui nous parle, le lac qui gémit. »

Dans l'écriture, il y a une échappatoire à la réalité. Passionné de nouvelles, lecteur de nouvelles du monde entier, j'aime écrire les quotidiens, les petits détails, les fêlures des personnages. Vous retrouverez des nouvelles gagnantes de concours, publiées dans des revues ou coup de coeur sur mon blog d'écriture : www.herissontapageur.net retrouvez moi sur instagram @leherissontapageur

Ce contenu a été publié dans Atelier Papillon. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire